Chapitre 12, pleine lune.

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— Allez Valentin, prouve-moi que t'es pas un gars de la ville comme les autres ! s'exclame Paul en me tendant un nouveau verre de pomme que Serge, le patron du bar, nous offre depuis plus d'une demie heure.

Ma tête est lourde, ma vue est floue, mes sens se confondent.

— Pas sûr que ça soit raisonnable, hoqueté-je. J'ai le ventre qui tourne.

— Ça, c'est l'eau-de-vie du vieux Serge qui fait effet, rit le patron derrière son comptoir. Valentin, t'es sur la bonne voie.

Une voie pour où ? Je n'en ai aucune idée, mais cela ne me semble pas pouvoir être beau.

— Bois-le, je supplie Paul en lui tendant le shot.

La musique hurle dans les enceintes du bar. Mon ami insiste :

— Valentin, un dernier pour la route !

— Ça donne de la force ! rajoute Serge.

Il retrousse sa manche pour me montrer son biceps musclé. Paul, à côté, fait de même. Je ris, attrape le verre à shot et le tends vers eux. Mes deux compères de la boisson trinquent avec moi avant d'avaler illico la liqueur si alcoolisée qu'elle vous aseptise le système digestif en moins de deux. Je me retiens de tout recracher.

— Tu fais partie du village, maintenant ! me félicite Paul en me donnant une tape dans le dos. Passer l'épreuve de la pomme de Serge, c'est quasiment indispensable.

— C'est quoi, les autres étapes ? je me renseigne.

Après ce que je viens d'ingurgiter, il vaut mieux que je me prépare à toutes les éventualités.

— Ça, tu le sauras en temps voulu ! Maintenant, viens, on va chercher Aglaé et Charlie.

Nous saluons le patron du bar puis nous nous faufilons à travers la foule qui danse à l'intérieur du lieu, puis au-dehors, sur la place. Les fêtes d'été, ici, ont toujours eu une ambiance qui ne se retrouve pas dans les villes plus touristiques au sud du lac. Normal, elles n'ont pas Serge et sa pomme.

La nuit dans les ruelles nous enveloppe. Je cours aux côtés de Paul. Le monde est flou, le monde est noir. Mais ça fait un bien fou. Un instant, oublier que nous existons dans un tout, pour s'ancrer dans ce moment, cette nuit, ensemble.

Après notre pizza, nous avions marché un moment dans les rues, puis, l'ambiance montant sur la place du village, nous y étions retournés. Nous avions rejoint ma mère et ma tante qui discutaient avec Pedro Brunel. Elles nous avaient offert les premiers verres et nous avions bien ri. Aux alentours de vingt-trois heures, ils étaient tous partis se coucher et Paul avait insisté pour me faire tester la « meilleure liqueur qu'il n'ait jamais goûtée » : l'eau-de-vie à la pomme de Serge. Et nous nous retrouvons là, à courir dans les rues du village.

— Charlie ! crie Paul en portant ses mains à sa bouche.

— Aglaé ! je l'accompagne.

Nous sommes au pied de la fenêtre de la maison des jumeaux. Elle niche près de l'eau, vers le centre nautique.

Les volets fermés finissent par s'ouvrir quelques minutes après le début de nos premiers hurlements.

— Ça ne va pas, vous deux ! nous gronde Aglaé, penchant sa tête par la fenêtre. Vous avez réveillé tout le quartier.

Paul me lance un regard confus qui me fait éclater de rire.

— Descendez ! nous les invitons.

Je tangue un peu, l'épaule de Paul me percute. Quelques instants plus tard, Aglaé et Charlie sont avec nous.

— Il y en a qui doivent travailler demain, rouspète ce dernier.

— Il n'est que minuit, argumente Paul.

— On va au lac ? lance Aglaé.

— Oui !

Les jumeaux sortent deux vélos traînant dans leur garage et nous les prenons pour nous rendre à la plage. Aglaé fait monter Paul sur le sien tandis que je m'installe derrière Charlie. Nous longeons à toute vitesse le lac, empruntant le chemin rocailleux qui traverse le sous-bois. Puis nous rejoignons la plage. Les vélos restent sur le sable, leurs roues encore agitées de la course folle que nous avons menée. Nos vêtements tombent. Et le lac nous accueille. Plongeon. Frissons. Quatre jeunes corps pour une seule eau, un seul lac. Il est frais, vigoureux, saisissant. Nous nageons jusqu'à ne plus avoir pied, jusqu'à ne même plus pouvoir nous retrouver tant il fait noir, tant le lac est grand.

Ce sont les rires qui nous animent ce soir, la joie de pouvoir connaître cette sensation de liberté que de nager sans règle, sans crainte.

Mes années passées à venir en vacances dans la vallée ne m'ont jamais fait connaître un aussi grand bonheur que celui que je ressens à cet instant. Pourtant, j'en avais connu, des instants de joie.

Nous nous éclaboussons, nous crions, nous jouons, jusqu'à ce qu'épuisés, nous laissons nos corps s'échouer sur le sable de la plage.

— C'est la pleine lune, ce soir, remarque Charlie.

— Signe d'espoir.

— Et de changement.

— Vraiment ? je les interromps.

— Aucune idée, c'est comme ça que je le ressens, murmure Aglaé.

— Moi aussi, avoue Paul.

Le dos réchauffé par le sable et les galets de la plage, je contemple ce ciel et cette lune pleine. Espoir ? Changement ? Pourquoi pas. Après tout, croyons en ce que nous ressentons. Ce soir, tout nous est permis.

Le lac ne nous laisse entendre que quelques clapotis et, autour, les crapauds et les chouettes hulottes s'en donnent à cœur joie. Nous restons là un moment, à profiter de cet instant hors du temps. Au calme, avant la tempête. 

Jeunesse lève-toi.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant