Lorsque j'arrive sur la place du village, la fête bat déjà son plein. Au bar, ça chante, ça crie, ça s'amuse. Dehors, un orchestre joue des tubes d'été. Les guirlandes tendues entre les platanes autour de la place illuminent la piste de danse de douces couleurs. Ma tante m'abandonne pour aller saluer des amis de la famille. Ma mère, qui nous a finalement accompagnés, la suit. Je reste un instant en retrait, mes pieds se mettent doucement à prendre le rythme. J'ai envie de danser, de vivre la musique. Je m'avance doucement, puis me faufile entre quelques fêtards. Ça se bouscule, ça crie, ça saute. Je lève mes bras, fais un tour sur moi-même, puis me laisse aller. Mes cheveux battent l'air, la basse s'emporte, le micro grésille. Dans l'air, c'est l'odeur de l'été qui nous entoure. C'est l'alcool, la transpiration sous les vêtements, le relent de vase du lac qui remonte jusqu'aux visages. C'est le vent qui s'engouffre dans la vallée et qui vient déposer sur nous l'air frais des hauteurs des montagnes. C'est la danse qui nous transporte.
Un peu fatigué, je finis par me laisser tomber contre le dossier d'une chaise, une heure plus tard. Ma mère et ma tante ne mettent pas longtemps à me rejoindre. Elles s'assoient à côté de moi, deux verres de vin à la main.
— T'en veux ? me propose ma tante.
Ma mère rouspète, lui dit que ça n'est pas de mon âge.
— J'ai dix-neuf ans, maman, je ne suis plus un enfant, je lui réponds en attrapant le verre que m'a tendu ma tante.
Le vin a un goût amer, et laisse ma bouche pâteuse. Je rends le verre à ma tante, l'air dégoûté. Cela suffit à satisfaire ma mère.
— Tu vois, je te l'avais dit, se félicite-t-elle.
Je ne lui réponds pas et balaye la place du regard. Paul n'est pas là. Il n'est jamais là lorsque le village fait la fête, et que tous les touristes des environs viennent s'y rassembler. Le monde et lui, ça n'est pas compatible. Je le sais, ça se lit sur son visage.
— T'as vu, Pierre Chomin est venu, lance ma tante à ma mère.
Cette dernière acquiesce.
— Je l'ai aperçu au bar, il parlait avec ton mari.
— Il n'a peur de rien. J'espère qu'il ne va pas faire un nouveau scandale.
— Avec lui, rien n'est sûr...
J'avale une deuxième gorgée du verre de ma tante. On finit par s'y faire à ce goût, finalement. Je déteste lorsqu'elles se mettent à parler du père de Paul comme ça. Pierrot le Fou qu'on l'appelle, dans la région. Je n'approuve pas. Pierre Chomin n'a rien de plus fou que son fils. Mais les gens ne supportent pas les hommes qui pointent du doigt avec trop d'ambitions ce que l'on préfère passer sous silence. Alors Pierre est devenu Pierrot le Fou, et dans quelques années, il sera remplacé par Paulito le Barjo. Ça va vite, les surnoms dans ce genre. Il suffit qu'un oncle un peu saoul le sorte un jour au bar, et ça y est, tout le monde a une dent contre un tel ou un tel. Et naissent des Pierrot le Fou.
Je me lève pour retourner danser. Ma tante et ma mère continuent de critiquer tout ce qu'il y a de critiquable. Elles sont laides, lorsqu'elles agissent comme ça. Elles ressemblent à ma cousine Tatiana.
Sur la piste, je laisse mes hanches onduler, souriant tout seul, me laissant aller. Le temps passe, la foule bouge, ma mère et ma tante me font signe au loin qu'elles rentrent à la maison, mon oncle est complètement saoul. Il crie contre Pierrot le Fou. Le patron du bar essaye de le calmer, mais rien n'arrête mon oncle quand il est dans cet état. Alors Pierrot le Fou s'en va. Des perles de transpiration naissent à la racine de mon front. Mes yeux se perdent dans la foule, dans l'euphorie de ce moment dansant.
Lorsque je m'écarte, il est plus de minuit. L'alcoolémie de l'assemblée commence à monter. Je quitte la piste et, sans un regret, je m'éloigne par la ruelle qui monte jusqu'à la maison.
Il fait doux, une légère brise caresse ma nuque. Mes pieds me font mal, j'ai trop dansé. Je marche lentement dans cette rue bien sombre. Je n'ai pas envie de rentrer si vite. Il est tard, mais ce soir quelque chose de nouveau m'anime. Je ne sais l'expliquer, mais il est là, ce puissant désir de s'envoler, de changer quelque chose dans cette vie.
Comme si on m'avait entendu, des bruits dans la rue perpendiculaire à celle que je traverse éveillent ma curiosité là où j'aurais pu très vite prendre peur. On dirait des chuchotements pressés. Je me rapproche discrètement pour observer ce qui se trame. J'imagine déjà deux tourtereaux rencontrés dans la soirée, se hantant de conclure. Mais l'autre rue est complètement tapie dans l'ombre, et je n'arrive qu'à distinguer quelques formes qui bougent hâtivement. Je comprends très vite qu'il ne s'agit ni d'amoureux d'un soir ni d'un animal. Les chuchotements qui parviennent jusqu'à mes oreilles sont agités d'un sentiment inconfortable. Pas d'amour ou de désir. Une crainte, un empressement.
Je décide de m'approcher lentement vers le bâtiment à l'arrière de la mairie du village, mes yeux s'habituant peu à peu à l'obscurité, pour observer tout ça. Mon cœur bat vite, je ressens le frisson de la peur parcourir mon échine. La nette impression que je ne devrais pas être là vient me frapper, pourtant je continue de m'avancer. Rien n'arrête deux aimants destinés à se percuter.
Les chuchotements deviennent de plus en plus perceptibles, je me stoppe.
— Merde, mais grimpe ! s'emporte une des voix. J'vais pas tenir.
— Je fais ce que je peux ! répond une autre. Tu ne m'aides pas, aussi, porte-moi un peu plus haut.
— Bougez-vous, on va se faire choper, s'inquiète la troisième voix.
— C'est lui qui a commencé, il n'est même pas capable de me porter plus de cinq minutes.
À mon étonnement, ces voix que je distingue n'ont rien de menaçant et semblent encore porter l'innocence de la jeunesse. Elles sont lisses et animées d'espoir. Je reste calme. Maintenant que j'en ai entendu assez, j'ai envie de partir. Rentrer chez moi et faire comme si je n'avais rien vu. Je me colle contre le mur en pierre de la ruelle qui est caché par l'obscurité. Un pas après l'autre, il me faut reculer pour retrouver la lumière des lampadaires de la rue à côté. Là où l'on vit sans crainte, et qu'on entend la fête. Mais c'est à cet instant qu'un chat fait son apparition. Il pénètre dans l'impasse en sautant de la fenêtre ouverte du premier étage d'une des maisons. Surpris de cette apparition, je pousse un cri. Le chat me répond d'un long miaulement. Démasqué.
Aussitôt, d'autres hurlements se mélangent au mien. Le jeune qui était en train de grimper pour atteindre une fenêtre de la mairie s'effondre au sol quand l'autre le lâche.
— Merde ! Arrêtez de crier, c'est qu'un chat ! s'emporte celui qui attendait à côté d'eux.
— Et ça, c'est un chat peut-être ? réplique un des trois individus en me pointant du doigt.
J'ai le cœur qui bat fort, et mon souffle se fait rare. Je reste collé au mur du bâtiment sans savoir que faire, tétanisé. Les trois personnes qui se trouvent en face de moi portent des gilets noirs et ont couvert leur visage de leur capuche. Je n'ai qu'à peine le temps de prendre conscience de la forme de leur silhouette que déjà ils s'enfuient à toutes jambes.
— Merde, crache le plus grand des gars en partant en courant, t'es même pas capable de monter la garde !
Je reste à ma place, attendant qu'ils s'en aillent. Mais, au lieu de s'enfuir avec les autres, celui qui avait réussi à garder son sang-froid tout à l'heure s'approche de moi. Son visage est dissimulé et pourtant, à travers sa capuche, ses yeux me sont familiers.
— Pas un mot sur ce que tu viens de voir ou j'te fais la peau, me menace-t-il avant de se tirer hors de l'impasse.
Je reste de marbre et observe Paul Chomin s'éloigner en courant, ses éternelles chaussures de marche aux pieds. À quoi venais-je donc d'assister ?
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Jeunesse lève-toi.
Novela JuvenilAu bord du lac où Valentin a pour habitude de passer ses vacances à prendre des bains de soleil, un groupe d'adolescents mène l'enquête. Le lac peu à peu est détruit. Il perd ses couleurs, empoisonne poissons et habitants. Ce malheur ne peut plus d...