Chapitre 1, douceur de l'été

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Été.

         C'est l'ange qui passe au-dessus de la plage qui me fait ouvrir les yeux. Le ciel est bleu, les nuages sont partis et la lumière autour de moi semble revenir lorsqu'il s'envole. Au bord du lac, la vie reprend. Un ballon manque de m'assommer en volant au-dessus de ma tête, un enfant cri, le bruit d'un corps qui saute dans l'eau retentit. Je balance mes cheveux d'or en arrière, remets en place mes lunettes de soleil et étends mes jambes devant moi. J'aime les vacances, le soleil qui tape contre mon corps presque dénudé et le son des vagues qui viennent s'échouer sur les rives du lac. Du coin de l'œil, j'aperçois Pedro Brunel, il porte son fils sur son dos pour l'emmener se baigner. Je titille l'élastique de mon maillot qui longe ma hanche. Le tissu est fin, ma peau est lisse et bronzée. Je concentre alors mon attention sur l'eau turquoise qui scintille sous le soleil de la fin d'après-midi. Au loin, Paul descend de son kayak fait à la main pour le tirer jusqu'à la plage. Il avance vers moi et me regarde. Je ne vois pas ses yeux, mais je le sais. Il me regarde toujours comme ça lorsqu'il revient du barrage avec son kayak alors que je suis étendu là à prendre mon bain de soleil depuis le début de l'après-midi. Je le dévisage derrière mes lunettes d'un air fier et invincible.

Alors qu'il approche, son corps immergé jusqu'aux épaules, j'étends mes jambes pour commencer ma série d'étirements. Même en été je continue de m'exercer, d'assouplir mon corps, de l'alléger pour le rendre plus fin, plus scintillant. Comme un outil je continue de l'affûter, de lui donner la beauté que je lui veux, la force qu'il lui faut afin qu'un jour, peut-être, je puisse devenir le danseur que je veux être.

Paul a l'habitude de me voir comme ça, assis sur ma serviette à étirer mes jambes, tandis qu'il avance, son kayak à la main, revenant des sombres côtés du lac, là où personne ne sait jamais où il va vraiment. Il s'avance, je le regarde, il me regarde. Mais jamais nous ne nous parlons, jamais il ne fait un pas de trop vers moi, et jamais je ne lui accorde un mot. Nous sommes deux mondes, deux individus trop différents pour s'approcher, pour se côtoyer. Depuis que je viens passer mes vacances au bord du lac avec ma famille, là où ma mémoire ne s'en souvient même plus, je le connais. Il m'a toujours regardé danser, comme je l'ai toujours regardé marcher, droit devant lui, l'air imperturbable, tel un aventurier.

Je l'ignore lorsqu'il passe devant moi. Il a tiré son kayak sur la plage pour qu'il ne se fasse pas emporter. Il le laisse souvent là, étendu sur le sable grossier, ne craignant jamais que quelqu'un ne lui vole, car personne ne le lui a jamais volé. Qui aurait voulu d'un vieux kayak, quand il est possible de louer un canoë à côté à moins de quinze euros la journée ?

Il le laisse là, sur le sable, à quelques mètres de moi. Puis il me passe devant et s'en va. C'est la fin d'une nouvelle journée d'été. Le soleil chauffe de moins en moins mon corps, ses rayons presque endormis brillent sur la surface du lac, et Paul rentre.

Lorsqu'il est loin, que Pedro Brunel et son fils sont partis de la plage, et qu'il ne reste plus que quelques nageurs dans l'eau du lac, je termine mes derniers étirements, enfile mon t-shirt et plie ma serviette. Il est temps de rentrer.

Je quitte la plage pour m'enfoncer vers le petit sentier qui mène au bois. Lorsque l'on suit cette direction, on arrive au village en moins de dix minutes. Et si on continue, on peut atteindre les sentiers qui mènent aux hauteurs des montagnes. Là où je n'aime pas me rendre. La pente est trop brute, les chemins trop escarpés, et on n'y trouve que des randonneurs et des roches dénudées.

Le village est animé ce soir, nous sommes samedi et jamais les vacanciers ne ratent une occasion de faire la fête. Le pastis coule à flot au bar où, accoudé, j'aperçois mon oncle qui joue aux cartes, dissertant sûrement sur les dernières nouveautés de la région. Comme il ne me voit pas, je continue ma route. Mes pieds ont envie de danser, et la musique qui s'échappe du bar m'emporte légèrement. Je prends une ruelle qui grimpe vers les sommets du village. Le sol est encore dallé et les maisons qui s'élèvent autour de moi sont faites de blocs de granite. La rue est fraîche et sombre. Je laisse un de mes bras faire une envolée, puis l'autre le suit dans un doux mouvement. C'est ma tête qui s'emporte ensuite, et le bas de mon corps suit. La rue est vide, mon corps est libre. Je me laisse partir un instant jusqu'à ce que j'arrive tout en haut, et que le soleil couchant vienne caresser la petite place. Là, Paul est assis sur le bord de la fontaine. Ses cheveux bruns lui tombent sur le visage. Ils sont épais, coupés grossièrement. À ses pieds, il a remis ses éternelles chaussures de marche. Il ne les lâche jamais. Il est penché vers l'eau de la fontaine et nourrit les poissons qui y nagent. C'est lui qui les a mis là, lorsqu'il arrive à en attraper un dans le lac. Il maintient l'idée qu'ils y sont mieux, et qu'ils y seront toujours mieux. La fontaine se remplit de l'eau pure qui coule des sources de la montagne, là où le lac, selon lui, les pourrit jusqu'aux arêtes. Paul est pour ces personnes qui disent que le lac est mauvais, qu'il y coule une eau polluée. Tel un partisan de la théorie du complot, il passe son temps à épier chaque coin de l'étendue d'eau à la recherche d'un indice montrant que l'Etat s'en sert pour y dissimuler ses plus sombres secrets. Des déchets nucléaires, des cadavres, un sous-marin portant une arme dangereuse. C'est mon père qui m'a raconté ça sur Paul. Il connaissait son père à lui, et on en parle souvent au village. Le petit Paul solitaire qui finira comme son vieux, bon pour partir chez les fous. J'ai toujours trouvé cette façon de parler de lui sordide et, à cette heure, je n'avais jamais tenté de lui adresser la parole. Son air hirsute me retient toujours.

Je passe devant lui avec indifférence, il ne relève pas non plus son regard des poissons qui tournent autour de sa main, enfouie dans l'eau verte de la fontaine.

Je traverse la place jusqu'à rejoindre la rue en face. Je grimpe encore un peu, puis j'arrive chez moi. Ma mère a tendu une nappe sur la longue table du jardin. Ma tante est en train de mettre les assiettes. Je me sens léger, libre de ces vacances qui ne semblent jamais pouvoir se terminer. Je me retourne et observe la vue. De notre jardin, dans les hauteurs du village, on peut voir le lac en grand. Son eau maintenant sombre à cause du coucher du soleil s'étend dans toute la vallée, comme une cuvette qui se remplit les jours de pluie et d'hiver, et qui se vide en été. Au nord, le long barrage qui se dresse et vient contenir l'eau. Au sud, du bleu à perte de vue et, autour, les montages, les villages, les campings de vacances et les clubs de catamaran. Il n'y a plus de baigneurs, plus de bateaux sur la surface de l'eau, la nuit tombe et les festivités se préparent. Demain, la vie reprendra.

Je m'approche de ma tante et l'embrasse, elle caresse avec douceur mes cheveux.

— Tu manges avec nous ? me demande-t-elle.

J'acquiesce.

— Oui, mais je sors, ce soir.

— Tu vas où ? s'étonne ma cousine Tatiana, assise autour de la table.

Je ne l'aime pas beaucoup. Elle me méprise et je lui porte beaucoup d'indifférence. Lorsque nous étions enfants, nous aimions jouer ensemble et nous baigner dans le lac, mais maintenant qu'elle a grandi, elle préfère passer ses journées à faire des randonnées et tenter de changer le monde avec son petit-ami Thomas, plutôt que de venir avec moi prendre des bains de soleil près du lac. Ça ne me fait rien. L'âge l'a rendue grise et angoissée, elle a perdu son rire facile et son goût pour la nuit.

— Danser au village, il y a un orchestre qui joue, je réponds simplement.

Ma tante paraît ravie. Elle sourit et me dit qu'elle viendra peut-être avec moi, si elle ne se sent pas trop fatiguée. J'accepte avec plaisir, je préfère la compagnie de ma tante à celle de Tatiana. Cette dernière a d'ailleurs déjà détourné son attention vers son magazine de yoga. La nuit et les fêtes ne l'intéressent plus.

J'aide ma tante à mettre le couvert, puis j'entre dans la maison pour me changer. C'est une vieille bâtisse, elle aussi faite d'un beau granite. Ses deux étages, ses volets rouges et le lierre qui s'étend sur sa façade lui donne un des plus beaux charmes du village. Lorsqu'on se trouve en haut de la montagne, ou au milieu du lac, et qu'on observe le village, on ne voit qu'elle. Elle appartient à ma grand-mère, et à sa mère avant elle.

Je monte les escaliers quatre à quatre jusqu'au premier étage et traverse le long couloir jusqu'à la salle d'eau. Lorsque j'ouvre la porte, Thomas, le petit-ami de Tatiana, en sort. On se surprend tous les deux. J'attrape la chemise que j'avais laissée sécher au bord de la fenêtre de la salle de bain toute la journée et je m'enferme dans ma chambre. J'enfile un jean, mes vieilles baskets et la chemise. Puis je coiffe mes cheveux joliment, avant de descendre en courant pour me mettre à table. Ma grand-mère a fait une salade, ma tante a ouvert une bouteille de vin, ma mère est déjà un peu saoule, mon oncle est toujours au bar. Tatiana reste collée à Thomas, et moi, j'observe le lac, déjà ailleurs. Ce soir, je vais danser, et cette idée me transporte. 

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Bonjour à tous ! 🌼
Voici le premier chapitre d'une nouvelle histoire sur la jeunesse, l'été, les vacances et un peu d'écologie que j'écris en ce moment, j'espère qu'il vous a plu ! :)
La suite devrait arriver dans le courant de juin, en tout cas pour le début des vacances, et de l'été 🏖️

J'ai hâte de commencer cette nouvelle aventure avec vous !

Nins.

Jeunesse lève-toi.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant