Chapitre 20, assassins.

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       En 1993, Marie Fabre et Gérard Clausel, conseillère départementale et maire du village, ont découvert lors d'une étude que le lac était pollué. Les pâturages, l'élevage, les routes, les champs, les touristes, la pollution atmosphérique... La vie dans la vallée avait entraîné la perte de son bien le plus précieux : cette étendue d'eau aux mille richesses. L'attractivité de la région grandissante, il n'était pas question que cette découverte soit divulguée, alors elle a été tue. Un an plus tard, des terrains ont été vendus au bas du barrage pour la construction d'une usine d'aquaculture. Ne pouvant refuser ce projet qui allait offrir de nouveaux postes aux habitants, les politiques ne s'y sont pas opposés. Mais l'idée que les eaux du lac soient exploitées pour élever des truites revenait à jouer avec le feu : des recherches allaient finir par révéler que cet élevage était impossible, il fallait donc l'en empêcher. En 1995, un jeune naturaliste tout juste diplômé est nommé à la tête du projet d'évaluation pour la protection du lac. Clausel et Fabre, persuadés qu'il leur donnera ce qu'ils voudront, le laissent faire. Mais voilà que ce jeune, pensant faire la découverte du siècle, met en évidence des taux de composés cancérogènes dans le lac : perméthrine, benzothiazole, diazinon, et se résout à divulguer tout ça dans son dossier. Une fois terminé, il n'est pas question que cet écrit sorte. Et voilà que, falsifiée, la vérité éclate : le lac, merveilleuse étendue d'eau et habitat de nombreuses espèces, devient alors zone à protéger. L'aquaculture est un projet fini. L'usine est mise en vente, le jeune Yvon Fabre en prend la tête, des nouveaux projets d'élevage déjà en marche.

Le bruit des recherches autour du lac est resté le plus secret possible. Seuls quelques politiques et scientifiques de la région en sont informés. Mais qui croit à tout ça ? Quelques nouveaux composants dans les eaux, ça ne change rien. Micro-crustacés ? Personne ne sait à quoi cela ressemble. Diminution de l'abondance de truites dans le lac ? Qui s'en apercevrait, la pêche est à présent interdite. Maladies et cancers emportant quelques habitants ? La dure cruauté de la vie.

Mais la vérité est là. Herbicides, insecticides, fongicides... des molécules qui se déversent dans les eaux par les ruisseaux, par les béals, le transport atmosphérique, l'évaporation puis la pluie qui se frappe en haut des montagnes, et retombe dans la vallée. Ce sont les plaines, l'agriculture, les rejets de l'usine, nos véhicules, nos habitudes. Le perméthrine protège le bétail des insectes, mais n'en trouve-t-on pas aussi parfois dans nos propre répulsifs ? Les impacts du benzothiazole, cancérogène, sur l'humain n'est pas encore déterminé, mais paraît imaginable. Quant au diazinon, il participe lui aussi à l'augmentation de la toxicité de l'eau. Eradication de micro-crustacés, prolifération vorace d'algues, réseau trophique modifié. De quoi se nourrira le zooplancton ? Comment survivra la truite, le brochet, ou le vairon ?

       Caméra du téléphone bien allumée, nous écoutons André Tournel révéler la vérité. Ses mots résonnent dans la petite pièce du salon. Au dehors, la nuit enveloppe la vallée comme une douce couverture qui viendrait la protéger.

Il est installé sur son fauteuil, l'air grave, le dos droit. Face à lui, nous l'écoutons avec attention, réalisant à petite dose l'étendue de l'affaire dans laquelle nous nous sommes engagés. Le naturaliste avait raison, nous nous sommes opposés à bien plus forts que nous. Pourtant, la peur ne peut s'emparer de nos êtres. Ce que nous avons appris aujourd'hui se révèle être bien plus effrayant que toutes nos hypothèses. Nous n'avons pas un coupable à arrêter, ni une industrie à dénoncer. C'est l'ensemble de notre mode de vie qui est la cause de ce désastre. Alors, que peut-on faire pour stopper ça ?

Nous avons pris la décision d'enregistrer les révélations d'André Tournel. Le débat a été long, fastidieux. Le naturaliste aurait souhaité passer le reste de sa vie reclus dans sa maison, étudiant papillons et botanique. Mais nous n'avons pu lui laisser le choix. Ce qu'il a vécu doit être entendu. Il est la preuve d'un système qui va mal et d'une corruption sévère. Quel est ce monde où la science est bafouée, ou l'alerte de la nature est étouffée ? Ce malheur ne peut plus durer. Il a déjà touché trop d'êtres, trop de familles.

Jeunesse lève-toi.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant