C'est la tête lourde que je me réveille le lendemain de la soirée. Mon crâne m'envoie des piques de douleur et je maudis la pomme de Serge. Ma mère sourit en me voyant, mon oncle me donne une bonne tape dans le dos signifiant « bravo, fiston, t'es du village maintenant ». Si j'avais su ce qui m'attendait au lendemain, pas sûr que j'aurais donné autant de moi-même en buvant la liqueur de Serge. Être du village, ou non, ne me rend pas encore immunisé à la gueule de bois.
Comme convenu, Paul débarque chez nous vers huit heures du matin pour que nous accompagnions Oncle René jusqu'à son usine. On se pose tous les deux à côté de la voiture quelques instants, le temps que mon oncle finisse de boire son café. La petite nuit que nous avons passée ne nous donne pas bonne mine, et je suis heureux de remarquer que mon ami n'a pas l'air de digérer mieux que moi l'alcool de la veille.
— Mon père était furax tout à l'heure, quand il a appris où est-ce qu'on allait ce matin, m'avoue mon ami. L'idée que ça soit René qui m'y emmène l'a encore moins enchanté.
— C'est fou de se détester à ce point, je soupire. Dans une autre vie, je suis sûr qu'ils s'entendraient bien.
— C'est clair, sourit Paul.
Mon oncle ne met pas longtemps à arriver. Nous montons dans la voiture, et nous nous mettons en route vers l'usine qui attise tant notre curiosité. Qu'allons-nous pouvoir y trouver ? Toutes nos recherches nous mènent à elle, à ses portes. Les truites malformées meurent dans ses alentours, le département semble y porter un intérêt, des changements douteux s'opèrent quant à son utilité. Aquaculture, agro-alimentaire ? Et si elle était le lieu d'expériences animales et industrielles officiellement prohibées ? C'est la question que je me pose depuis notre entrevue avec le naturaliste André Tournel. Des hypothèses me sont venues et j'en viens à me demander si l'interdiction de la pêche n'a pas pour intérêt de dissimuler à la population des malformations que l'usine fait subir aux truites vivant sur les lieux. C'est facile, empêcher pêche et plongée pour cacher aux yeux de tous ces quelques horreurs.
Cette idée à laquelle je crois manque tout de même de quelques consolidations, que je compte combler durant notre visite ce matin.
Lorsque nous arrivons sur les lieux, Oncle René se charge de nous mettre en garde : notre présence sur le site de l'usine n'a pas vraiment été déclarée. Paul et moi sommes deux intrus, qu'il s'autorise à faire entrer.
Comme nous sommes samedi matin, durant la période estivale qui plus est, le nombre d'employés présents à l'usine est très réduit, ce qui nous laisse plus de tranquillité. La plupart des chefs de service et directeurs sont partis en vacances, ou s'offrent le luxe de ne pas avoir à travailler en week-end. Oncle René nous fait donc entrer sans inconvénient.
Après avoir passé le grand portail dédié aux employés, il se gare proche d'un premier hangar, sur un parking quasi désert. Nous sortons du véhicule, et avançons vers les portes du premier bâtiment.
C'est ainsi qu'avec beaucoup de passion, Oncle René nous entraîne à l'intérieur du lieu qui a construit sa vie et sa carrière. Il nous fait découvrir les locaux, les pièces froides, les hangars où s'activent de gigantesques machines sur lesquelles les animaux passent et trépassent. Le lieu sent l'amertume du sang, la cruelle odeur bovine et porcine. Mon oncle nous fait porter des combinaisons stérilisées, et cela nous va. Il n'est pas question que nos vêtements gardent en eux cette odeur.
Alors qu'Oncle René explique les mécanismes complexes qui permettent aux machines de fonctionner à Paul, je prends quelques rapides clichés des lieux sans qu'il ne me remarque. On ne sait jamais, cela pourrait nous être utile et j'ai la certitude qu'Aglaé en sera ravie. Je prends en photo les hangars, les machines. Pourtant, rien ne semble vouloir attirer mon attention. Visiter les usines d'agro n'est pas mon passe-temps favori du dimanche, mais il n'y a rien d'anormal ici. Pas d'animaux génétiquement modifiés, ni cruellement maltraités. Enfin, pour l'échelle de cruauté modifiée de cette usine. Je ne remarque rien, et les questions orientées que pose Paul à ce sujet ne nous donnent pas plus d'indices.
Oncle René est, lui, aux anges. Après nous avoir fait visiter les principaux lieux où se déroulent les transformations, il nous emmène voir son bureau. C'est un petit local classique, mais son nom est inscrit sur la porte, et cela change tout. Il en est si fier. Paul et lui s'installent au bureau : mon oncle tient à lui montrer les travaux sur lesquels il est en ce moment. Conscient que je laisse mon ami en pleine galère, je trouve l'excuse bien célèbre de l'envie pressante pour sortir de la pièce. Oncle René m'indique avec précision où se trouvent les toilettes les plus proches. Puis, ne faisant plus attention à moi, il se lance dans un long monologue fait de mots incompréhensibles pour des oreilles comme les miennes, encore novices du monde de l'industrie. J'en profite donc pour m'éclipser, et parcourir les couloirs des bureaux.
Allant de couloir désert en couloir désert, je ne sais pas vraiment où est-ce que je finis par atterrir. Les murs et la moquette ont partout cette couleur bleutée, et aucune des portes ne s'ouvrent à mon passage lorsque j'appuie sur la poignée. Toutes, sauf une. À ma grande surprise, l'une d'elle n'est pas verrouillée. Guettant autour de moi pour vérifier que je sois bien seul, j'entrouvre la porte pour me glisser furtivement dans le bureau qui se trouve derrière. Là, un chariot de ménage est laissé à l'abandon. J'en déduis que la personne qui l'a délaissé là ne tardera pas à revenir. Il me faut donc faire un tour rapide de la pièce. Qu'ai-je manqué durant la visite que je puisse découvrir ici ?
J'essaie d'analyser d'un regard tout ce que je peux voir entre ces quatre murs : une bibliothèque remplie de dossiers, un bureau bien rangé sur lequel rien ne traîne hormis quelques stylos, un cadre contenant une photographie et un calepin. À l'intérieur, rien, et les tiroirs du bureau sont verrouillés.
Il est temps que je parte, la minute que j'ai passée ici est déjà de trop. Avant de sortir, je m'empresse tout de même de prendre en photo la bibliothèque. Les noms des dossiers restent classiques. Si seulement sur l'un il pouvait y avoir écrit « confidentiel », comme dans les films, cela m'aurait été utile.
Inquiet de me faire attraper et de mettre mon oncle dans l'embarras, je sors de la pièce. Je ferme minutieusement la porte du bureau pour que mon passage passe inaperçu, et c'est là que ça me frappe. Sur la peinture bleutée de la porte est collé, à côté de l'étiquette hiérarchique de directeur, le nom du propriétaire du bureau. Ce nom, je le connais.
Je photographie rapidement le porte avant de m'échapper pour retrouver Paul et Oncle René, toujours occupés à leur discussion. J'ai le cœur qui bat, et je ne tiens plus de pouvoir raconter cette découverte à Paul et les autres. Serions-nous bientôt proches de démasquer ce qu'il se passe sur les eaux du lac ?
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Jeunesse lève-toi.
Teen FictionAu bord du lac où Valentin a pour habitude de passer ses vacances à prendre des bains de soleil, un groupe d'adolescents mène l'enquête. Le lac peu à peu est détruit. Il perd ses couleurs, empoisonne poissons et habitants. Ce malheur ne peut plus d...