Chapitre 5 : Poison

1.1K 66 18
                                    

Paul arbore maintenant une expression étonnée qui plisse son front et dessine un creux au-dessus de son nez.

- Tu sais qui t'a transformé ?

- Non, je reconnais à contrecoeur, mais j'ai une piste.

- Une piste, répète-t-il, dubitatif. Tu as toujours des "pistes" Alec mais d'aussi loin que je me souvienne aucune n'a jamais donné quoi que ce soit.

- Merci de me soutenir Paul tu es un vrai ami, je feins de m'émouvoir. Tant de foi en mes capacités de déduction, ça me gêne.

- D'accord Sherlock Holmes, dit-il en abandonnant son siège de pierre pour venir se placer devant moi, éblouis-moi.

Je me racle la gorge et fais mine de tirer sur une pipe invisible. À son rire, je devine qu'aucune reconversion en tant qu'acteur n'est envisageable. Tant pis, je peux toujours être artiste de cirque.

- Contrairement à ce que tu crois, je commence avec emphase, je ne fuyais pas. J'effectuais des recherches. Il m'a fallu six mois pour trouver ce que je cherchais mais j'ai trouvé. Un vampire du nom de Léo qui a été transformé la même année que moi, en 1921, et au même endroit. Ici à Blue...

- Ça n'a rien d'extraordinaire, m'interrompt mon meilleur ami. C'est peut-être une coincidence.

Je lui lance un regard noir : "Je suis sûr que Watson ne coupe pas Sherlock Holmes pendant ses déductions."

- Pardon, s'excuse-t-il en roulant des yeux, continue.

- Donc, comme je disais avant d'être interrompu par quelqu'un qui n'a même pas sa licence de détective, Léo m'a appris que douze autres vampires avaient été créés cette année là. Donc quatorze au total. Quatorze personnes mordues, quatorze transformations. Et l'année suivante, la même chose. Dix nouveaux-nés mais dans la ville à côté. L'année encore d'après ? Idem dans la ville voisine. Et ainsi de suite, quoique de manière un peu moins fréquente, environ tous les cinq ans. À chaque fois dans une des villes qui entourent Blue Springs. Des transformations régulières selon un périmètre bien défini. Reconnais-le Paul, même la Providence ne peut pas être aussi cruelle.

Je me tais, savourant mon petit effet tout en lui accordant quelques minutes de réflexion. Le temps pour lui de parvenir à mon ingénieuse et brillante conclusion.
Quand il reporte son regard sur moi, je remarque qu'une lueur d'intérêt est apparue dans ses yeux. Hallelujah.

- Tu penses que quelqu'un, le même qui t'aurait transformé, crée volontairement des vampires ?

- Élémentaire mon cher Watson, je confirme en mimant des applaudissements.

Malheureusement mon enthousiasme est de courte durée parce qu'il secoue la tête quelques secondes après, balayant ma théorie d'une phrase.

- C'est impossible Alec, on sait toi et moi que les transformations sont aléatoires.

Je fronce les sourcils. Je ne peux pas lui en vouloir d'être sceptique, au regard des faits mon hypothèse est invraisemblable. Parce qu'effectivement les transformations sont aléatoires. Et rares.

Le venin qui coule dans notre sang n'a pas exactement le même mode d'action que celui des espèces venimeuses habituelles, mais le principe reste similaire. Une morsure suffit à vous contaminer. Le poison se répand ensuite dans l'organisme, attaquant vos fonctions et organes vitaux avec une efficacité effrayante. Vos chances de survie sont alors aussi élevées que celles que vous avez de vous relever indemne après une chute du haut d'un gratte-ciel.
Comptez une dizaine de minutes de souffrance.
Mais il y a des exceptions. Vraiment exceptionnelles, un peu moins de trois pour cents des cas. Où pour les petits privilégiés comme Paul et moi le poison n'est pas mortel mais déclenche un processus de transformation.

Et hop, un nouveau vampire.

- Ça voudrait dire que ce vampire est capable de déterminer les individus aptes à êtres transformés et ceux qui ne le sont pas, poursuit Paul pensivement. Sauf que si une telle chose était possible on le saurait depuis longtemps tu ne crois pas ?

- Pas s'il n'a pas envie que ça se sache, j'objecte. Il se dit peut-être que personne ne lui décernera de prix pour sa capacité à détecter les individus susceptibles de devenir des monstres assoiffés de sang. Pourquoi et comment il le fait je ne sais pas mais il le fait. Et crois-moi je vais retrouver ce magicien, lui extorquer ses petits secrets et...j'aviserai ensuite.

La manière dont Paul me contemple est un mélange de pitié et d'inquiétude. Un peu similaire à celle dont on regarde les déficients mentaux en fait.

- Parce qu'en plus tu crois savoir où il est ?

- Je ne crois pas, je rétorque avec orgueil, je sais qu'il est revenu à Blue Springs. D'après Léo les transformations ont repris depuis plusieurs semaines.

- D'accord Alec, déclare-t-il d'un ton appaisant comme si il s'adressait à un enfant particulièrement agité, il est temps de se reposer.

"Je ne dis pas que je ne te crois pas, ajoute-t-il en voyant mon air furieux, mais je pense que ça fait beaucoup d'informations. Auxquelles il faut réfléchir...tranquillement."

Je ravale la réplique qui me brûle les lèvres. J'ai toujours eu des doutes concernant l'intelligence des êtres humains -et non-humains d'ailleurs- mais l'expérience m'a appris à faire confiance à Paul. De toute façon si je veux qu'il m'aide, je n'ai pas le choix.

- Oui Papa, je réponds avec une voix fluette et mon sourire le plus candide, allons dormir.

- Je te lirais même une histoire si tu es sage, plaisante-t-il en m'ébouriffant les cheveux.

- Celle de Jack l'Eventreur ?

- Il faut vraiment te faire soigner Alec, rigole-t-il. Les enfants ne lisent pas Jack l'Eventreur.

- Hmm, c'est bien dommage, je déplore.

Les parents imaginent peut-être que Cendrillon et La Belle au Bois Dormant sont des oeuvres formatrices mais en attendant leurs progénitures ont plus de chance de croiser un tueur en série que de se faire pourchasser par un dragon ou de voir une citrouille se transformer en carrosse. À moins qu'ils ne consomment des drogues dures bien sûr.

Sans se donner la peine de prévenir, Paul commence à redescendre la rue. Je l'entends murmurer des mots comme "psychopathe", "immature" et "dangereux".
Il doit sûrement parler de lui.

Fourrant mes mains dans les poches de mon blouson, je le rejoins d'un pas tranquille. Je ne suis pas pressé. S'il faut attendre quelques jours supplémentaires, je patienterai. Des semaines mêmes.

J'ai attendu tellement longtemps.

Mon Créateur.

Je sais déjà comment je vais le tuer.

Bloody HeartOù les histoires vivent. Découvrez maintenant