Chapitre 44

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Jungkook diminua le volume de sa musique alors qu'il recommençait pour la deuxième fois du début l'écoute de l'album du compositeur, en jetant un regard suspicieux à Seokjin, assis à l'avant du van. Il avait une autre session de création et il avait, par curiosité, cherché le travail de Min Yoongi sur Internet, la veille. La première écoute distraite ne l'avait pas interpellé. Ça avait surtout fait un bruit de fond durant sa routine sportive. Mais, étrangement, alors qu'il s'allongeait sur son lit après sa longue journée, il lui prit l'envie de reprendre la discographie de ce curieux personnage. Il enfila ses écouteurs et se tut. Et là, sa musique le bouscula. Pendant des heures, il resta affalé, laissant la langue savante et agressive du rappeur prendre toute la place dans son esprit.

Au départ, tout son corps sembla pris d'un engourdissement général, étrangement agréable. Ça avait été comme si toute son énergie et toute sa faible capacité de concentration avait été aspirée par les morceaux qui défilaient. Incapable de comprendre tout le sens des paroles à la première écoute, il lui semblait voir apparaître au fil du temps le portrait d'une Humanité au corps rachitique, qui se balance lugubrement au bout d'une corde. Et petit à petit, l'encre de sa logorrhée sans concession pénétra et imbiba le cœur dur de l'adolescent, sidéré. Quelqu'un disait. Quelqu'un hurlait son mal-être aux visages de tous. Quelqu'un légitimait sa colère. Celle qui emplissait son esprit malade. C'était son cri, bloqué dans sa gorge. Et comme si son corps réagissait, comme si la violence de ses sons faisait écho à tout ce que Jungkook appelait sa "folie", il sentit naître en lui une grande agitation. Cette agitation n'avait rien de néfaste, pourtant. Au contraire, Jungkook sentait que c'était une vitalité nouvelle qui lui était insufflée. Il se sentait moins en danger, accompagné de cette rage. Il avait envie de se lever d'un bond, de tout casser chez Seokjin et d'enfin briser l'omerta...

La voiture s'arrêta dans le parking souterrain et Jungkook observa la bouche de son manager s'ouvrir et formuler des mots. Il augmenta le volume dans ses écouteurs enfoncés dans ses oreilles. Qu'il parle et que Jungkook n'entende rien. Cette bouche qui ment, qui ment, qui ment et qui ment tellement qu'elle ne sait même plus qu'elle ment. Il n'a pas envie de l'écouter. Il baissa les yeux sur l'écran de son téléphone, le visage ombragé dans sa vaste capuche. Il resta immobile, défiant l'autorité de l'adulte dont le ton montait subtilement. Il essaye de se concentrer uniquement sur l'instrumental et le couplet, qu'il sait, arrive pour répondre à son cœur bouillonnant. Pour une fois, qu'on lui foute la paix. Qu'on le laisse se morfondre, dans son coin sombre. Il en marre de Seokjin qui est tout le temps là pour le sauver de tout. Il en a marre qu'il lui dise que « ça ira, mon grand ». Il en a marre de recevoir tous les matins les mêmes messages contenant toutes les exigences du manager pour la journée. Il en a marre de toutes ses tapes dans le dos, qui sont plus des injonctions que des gestes de tendresse. Il voudrait avoir le temps de ressentir pleinement ce qui sommeille en lui. Il voudrait comprendre comment cette musique le remplit, vibre en lui. Parler ce langage plutôt que les mots fades qu'on égrenait dans son quotidien. Jungkook sent qu'il a envie de parler. Que, pour la première fois, les mots sont là pour parler de sa rage.

On arracha autoritairement ses écouteurs de ses oreilles :

- Jungkook, dépêche-toi s'il-te-plaît, ordonna le manager : On est pressés, je te l'ai déjà dit.

L'adolescent le fixa avec un regard noir et malfaisant. On aurait dit un chien errant qui montrait les dents, prêt à sauter à la gorge. Seokjin leva les yeux au ciel avant de lui-même s'extraire du véhicule. Jungkook l'observa contourner la voiture pour ouvrir le coffre et jeter les sacs sur ses épaules. Il n'avait toujours pas bougé. Sur ses genoux, ses écouteurs continuaient de brailler les airs agressifs de hip hop. Il serra les poings et la mâchoire. S'il fermait les yeux, il y avait du sang dans le noir de son esprit.

MoonChildOù les histoires vivent. Découvrez maintenant