Chapitre 14.

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Namjoon jeta les rondelles de chorizo sur la pâte et essuya son front humide dans sa manche. Il enfourna la dernière pizza au four avant de finir son service. Il préférait largement être à la livraison car, au moins, il n'avait pas cette odeur aigre de sauce tomate et de fromage fondu sur ses habits. C'était sacrément tenace ce genre d'odeur.

C'était sa faute s'il était là, à faire des pizzas avec des jeunes étudiants. Il était un raté.

Si vous aviez connu Namjoon durant son adolescence, jamais, au grand jamais vous n'auriez cru qu'il serait là aujourd'hui à saupoudrer du fromage râpé sur une pizza. Il était issu d'une famille des plus respectables. Son père était un haut gradé de l'armée, qui gagnait généreusement sa vie et sa mère était la parfaite épouse : femme au foyer aimante et stricte. Namjoon avait reçu une éducation sévère. "Élevé à la dure", comme on disait. Sur les photos de famille, il se tenait bien droit, le torse bombé, ses lunettes posées sur le nez, les cheveux bien arrangés.

Il avait été un élève brillantissime. Son père l'avait mis en garde : « Tu as le droit d'être le meilleur de la classe mais tu rentreras à l'armée, comme moi , comme ton grand-père ! C'est la tradition. ». Mais Namjoon n'était pas que le meilleur de la classe, il était bien plus que ça. Les professeurs prenaient sans cesse des rendez-vous avec ses parents pour essayer de les convaincre de le laisser aller à l'université. Ils voulaient faire de lui un génie des sciences, un chercheur ou un ingénieur dans les nouvelles technologies. Ils ne savaient pas trop et Namjoon se gardait bien de leur dire ce qu'il lui plaisait dans la vie. On ne lui avait jamais dit qu'il avait le droit d'exprimer un quelconque souhait et il se forçait à ne contrarier personne. Secrètement attiré par la littérature, Namjoon avait dû se concentrer sur les sciences. Son père avait décrété que la littérature détournait les hommes de leur masculinité originelle. La virilité des hommes. C'était ça, la religion de famille. Le père de Namjoon comptait bien lui apprendre ce que c'était qu'être un homme, un vrai.

Namjoon n'était pas un enfant qui faisait beaucoup de bruit. Il y avait une raison à ça. Son père. C'était sans doute l'être qui terrifiait le plus l'enfant qu'il avait été. Il le terrifiait toujours d'ailleurs. Son ombre était partout. Il ne l'avait pas vu depuis bien longtemps mais il était partout. Dans tout ce qu'il faisait, pensait, était, son père était toujours là

Petit, il lisait en cachette puisque la sensibilité de l'art lui était interdite en tant qu'homme. Dieu sait à quel point il chérissait les livres malgré le parfum d'interdit qu'ils avaient. Les livres, ils possédaient souvent de quoi l'émouvoir. Il n'avait pas le droit de s'émouvoir de la beauté du monde dans la vraie vie. Regarder une fleur et s'étonner de sa couleur lui était interdit. Son père l'aurait brutalisé pour un geste pourtant si anodin. Il était un enfant d'une grande gravité, pour éviter les coups et réprimandes. Mais les livres lui portaient les émotions et les mots dont il était privé sur un plateau et il en frissonnait. Parfois, même, il s'étonnait à verser une larme. Lui qui était glacé dans son rôle de mâle dominant. Il savait à quel point cela était mal. Mais ressentir tout ça, c'était la façon dont il vivait. Autrement, il était froid, obligé de se tenir à carreaux.

Un jour, alors qu'il devait avoir 15 ans, il avait rallumé sa lumière après que ses parents soient couchés, comme à son habitude, pour se plonger dans cet univers salvateur. Son père était entré en grand fracas dans la petite chambre. Il avait lentement regardé le livre puis son fils, avec une déception non dissimulée. D'une voix posée mais emplie de colère, il lui avait dit :

- Couche-toi, on réglera ça demain, d'homme à homme.

L'adolescent n'avait pas fermé l'œil de la nuit.

MoonChildOù les histoires vivent. Découvrez maintenant