Chapitre 38.

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 Yoongi a toujours eu l'air ailleurs. Tellement ailleurs que les autres oublient parfois qu'il a des émotions. Il ne leur en veut pas, il a toujours eu besoin d'être un être lointain. Celui qu'on apprécie sans effusion. Plus les contours de sa silhouette restent floues dans leurs yeux, plus il est en sécurité. Il a toujours eu ce besoin de se cacher derrière ses vêtements, ses clopes, ses textes, ce qu'on a de préjugés sur lui. Un petit florilège de ce que l'on n'est pas vraiment, juste assez à côté de ses godasses pour que la vie nous laisse méconnu. Une identité poussée jusqu'à certains retraits constitue toujours une carapace si l'on ne sait y apporter d'étonnantes nuances. Mais Yoongi ne nuance pas. Yoongi oublie qui il est et qu'il faut parfois le manifester. Il ne suffit pas d'être vivant pour exister. Alors, c'est vrai, on oublie Yoongi. On oublie qu'il n'est pas une constante du monde. Il est ennuyeux et attendu comme le soleil qui se lève tous les matins. On ne le regarde même plus. Mais Yoongi n'a pas de haine. Il comprend. Il comprend de plus en plus parce que, finalement, peut-être que lui aussi, il s'oublie.

Tenez, lundi dernier, il s'était regardé pour la première fois dans le miroir depuis des années. Peut-être était-ce le silence particulier de l'appartement - depuis que Namjoon lui faisait des infidélités chez Jimin - qui l'avait surpris et lui avait fait relever les yeux. Et alors, subitement, il avait croisé son propre regard et ça l'avait foudroyé : il avait vraiment oublié qu'il existait encore. Pire, il avait oublié qu'il avait oublié qu'il existait encore. Et pour la première fois, sous son regard fatigué, il s'était demandé qui il voulait être. Pas essentiellement pour lui-même mais aussi pour les autres. Pas qu'il ne voulait exister que pour les autres mais parce qu'il avait trop longtemps vécu en retrait de l'Humanité. Il était fatigué de devoir se faire face seul. Il y avait trop de choses sur le sens de l'existence qui lui échappait. Il souhaitait plutôt faire exister les autres en lui et se mirer dans leurs pupilles troublées. Il avait trop longtemps été seul avec son propre poids mort.

La curiosité qu'il nourrissait envers cette quête d'incarnation propre était sans doute peu naturelle et largement surjouée. Yoongi ne pouvait pas sortir de sa torpeur habituelle en un battement de cil. Certes. Mais des signaux clairs le confortaient jour après jour qu'il avait besoin de changements et il allait mettre en place ses stratégies avec la fadeur rigoureuse d'un scientifique en plein tâtonnement. Il était bien décidé à se mettre plus à disposition des autres.


Il faisait nuit noire quand Seokjin composa le code d'entrée de la porte arrière. Il ne parlait pas quand ce n'était pas nécessaire et Yoongi en était presque gêné. Pourtant, il appréciait le silence habituellement. Il se demanda s'il devait faire un commentaire sur la météo clémente ou encore poser davantage de questions sur la mission qui lui était confiée. Mais Seokjin avait donné avec clarté toutes ses consignes et il n'avait que faire du temps qu'il faisait, il ne mettait jamais le nez dehors. Ce genre de conversations n'étaient pas faites pour quelqu'un comme lui.

La porte se déverrouilla dans une brève mélodie et Seokjin indiqua le cendrier de béton du menton. Yoongi y balança sagemment son mégot et le suivit dans l'agence. L'enfilade de couloirs qu'ils traversèrent était étrangement vide et silencieuse. Seokjin tournait sans hésitation, comme s'il avait résolu des centaines de fois ce labyrinthe de portes et d'escaliers.

Le grand manager n'avait pas été tellement surpris que Yoongi le recontacte et accepte son offre. En réalité, il l'avait attendu de pied ferme, cet appel. Il ne s'était même pas donné la peine de chercher d'autres profils qui auraient pu convenir. Il savait que son discours, au café, l'avait suffisamment ébranlé pour qu'il décide de s'allier avec Seokjin. Le fils héritier avait beaucoup d'étranges certitudes, ces derniers jours. Peut-être devenait-il fou pour de bon, dans ce monde où il se sentait si seul et démuni qu'il en oubliait d'être humain :

MoonChildOù les histoires vivent. Découvrez maintenant