MoonChild

Chapitre 16.

"Je me demande où réside, où se cache la blessure secrète où tout homme court se réfugier si l'on attente à son orgueil, quand on le blesse ? Cette blessure — qui devient ainsi le for intérieur —, c'est elle qu'il va gonfler, emplir. Tout homme sait la rejoindre, au point de devenir cette blessure elle-même, une sorte de cœur secret et douloureux. [...] Pour [l'artiste] dont je parle, elle est visible dans son regard triste qui doit renvoyer aux images d'une enfance misérable, inoubliable, où il se savait abandonné. C'est dans cette blessure — inguérissable puisqu'elle est lui-même — et dans cette solitude qu'il doit se précipiter, c'est là qu'il pourra découvrir la force, l'audace et l'adresse nécessaires à son art", Le Funambule, Jean Genet

Finalement, il avait commandé à Yoongi n'importe quelle pizza. Et il avait été discrètement jusqu'à l'appartement de l'idole. Presque trop facile, ça l'avait angoissé. Un Jimin incertain et timide lui avait ouvert, en survêtement de sport, pas coiffé, pas maquillé. Autrement plus vrai que le personnage de dessin animé qui déambulait à l'agence. Ils avaient hésité un instant, au dessus du carton de la pizza et finalement, ils s'étaient souris :

- Entre, je t'en prie, dit Jimin le débarrassant poliment de sa charge pour qu'il retire ses chaussures dans l'entrée.

Yoongi remercia. Il entra dans l'appartement avec l'étrange impression de faire ses premiers pas dans un univers caché. Il observa autour de lui l'immense appartement au blanc chaud. Ivoire pour être exacte. Il y avait, dans un coin, une grande cuisine équipée et un îlot en marbre pour délimiter l'espace. Tout semblait flambant neuf et Yoongi devina, amusé, que tous les ustensiles de cuisine et la rangée de beaux couteaux japonais ne devaient pas souvent servir. Il y avait un canapé trois places en similicuir gris devant une cheminée postiche sur lequel trônait des coussins moelleux. Il y avait des livres empilés n'importe comment sur un bon nombre d'étagères, défiant les lois de la gravité. Sans doute Jimin s'amusait-il à en construire des sculptures fragiles plutôt que de les lire. Il se souvenait que son ami avait toujours joué à monter des structures de pierres dans les ruisseaux, autrefois, quand ils étaient petits. Cette vision réchauffa son cœur froid. Le mélange de luxe et de mauvais goût bon marché ressemblait tout à fait Jimin. Tout cela avait un semblant de beau mais ce n'était pas un décor glacé et figé qui vous mettait mal à l'aise. Ce canapé premier prix était une invitation à s'affaler sans crainte dessus. Le couvert était d'ailleurs mis sur la desserte du sofa et Jimin lui fit signe que, de toute évidence, ils ne dîneraient pas dans la cuisine qui n'avait jamais dû être utilisée. L'idole se mit en tailleur sur le tapis du salon, alluma l'écran de la cheminée avec excitation et les flammes artificielles se mirent à danser :

- Je sais ce que tu vas dire. C'est beauf, je suis au courant mais j'en ai rien à foutre, Yoongi. Ça me fait du bien au moral quand je suis seul. Tu viens ? Questionna Jimin en tapotant les poils du tapis à ses côtés.

Le rappeur obéit. En silence, ils déchirèrent deux parts de pizza et se mirent à mastiquer la chose. On ne pouvait pas dire que c'était très bon mais le sel et le gras étaient particulièrement réconfortants. Yoongi songea qu'il y avait très peu de gens avec qui il pouvait manger par terre, ainsi, comme lorsqu'ils étaient des adolescents trop paresseux pour mettre le couvert. Il était quasiment euphorique de toujours pouvoir partager ce genre de moment simple avec Jimin, il faisait un vrai voyage dans le temps :

- Depuis quand tu manges de la pizza, l'anorexique ? Demanda Jimin, finissant déjà d'engloutir son morceau.

- Depuis que je ne suis plus anorexique, marmonna simplement l'autre, tirant sur un fil de fromage.

- Depuis quand tu n'es plus anorexique ?

Jimin s'était appuyé contre les pieds du canapé, les jambes tendues devant lui et l'observait en passant sa langue sur ses dents pour rincer le goût acide de la sauce tomate industrielle. Fidèle à lui-même, Yoongi empestait la clope, les chewing-gums à la menthe, le café fort et les insomnies, dans ses vêtements sombres oversize. Cette vision de lui remontait du lycée déjà mais avec le sourire en plus :