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Deux heures du mat, je suis déjà réveillée. La chaleur est étrangement insupportable pour un mois d'avril. Je tourne et me retourne dans mon lit mais ça ne sert à rien de se forcer, je n'arriverai pas à me rendormir. Je sors alors de ma chambre et descend afin de, peut-être, trouver quelque chose à faire. Après tout, j'ai le choix question occupation dans cette maison mais malgré tout je me rends dans la cuisine, ayant un petit creux. Lorsque je passe devant la baie vitrée qui rejoint à la piscine une meilleure idée me vient à l'esprit. J'enlève mon pyjama et en faisant attention d'être discrète je plonge dans l'eau. L'eau parfaitement tempérée, c'est exactement ce qu'il me fallait. J'ai toujours rêvé de me baigner à cette heure là, mais je n'imaginais pas être seule à ce moment. J'aime l'interdit, ça m'incite à agir. J'aime enfreindre des règles afin de suivre les miennes. Cette sensation de faire quelque chose qui ne m'est pas permis de faire m'attire. Je ne sais pas vraiment pourquoi. La vie est plus drôle. J'enchaîne les vas et vient dans la piscine jusqu'à n'en plus pouvoir. Seuls les petits néons dans la piscine m'éclairent à part ça : c'est le noir complet. Le bruit de l'eau me détend mais je n'arrive pas à sortir ces menaces de ma tête. Je suis impliquée dans une histoire d'amour à deux balles et sans le vouloir. Chouette !

Soudain un bruit de porte me fait sursauter. Je rejoins le bord de la piscine et me hisse hors de l'eau. D'où je suis je guette la baie lorsqu'une lumière s'allume et me surprend. Le cœur qui palpite, je cours me poser derrière la statue qui trône au milieu de la terrasse. Je jette un coup d'œil et aperçois mon père, passant devant la fenêtre sans s'arrêter. Heureusement qu'il fait si sombre cette nuit. Ma respiration reprend un rythme un peu près normal mais ça ne dure qu'un court instant. Je me fais aussi petite, discrète et silencieuse que possible lorsque j'entends la clinche de la baie s'ouvrir. Un petit clic retentit à plusieurs reprises mais je n'arrive pas mettre la main sur l'objet dont il s'agit. Une petite minute plus tard une odeur de tabac emplit mes narines. L'objet était donc un briquet. Je n'en reviens pas : mon père fume. Pourtant, un jour dans l'année de mes quinze ans j'avais essayé de fumer avec une amie et mon père ayant reconnu l'odeur de la cigarette n'a pas laissé passer ça. J'avais pourtant brossé mes dents et mis du déodorant avant de rentrer à la maison mais mes vêtements avaient incorporé l'odeur. Il m'a répété une demi-douzaine de fois le même discours, qui est, je cite : « Regarde- moi, jamais fumé, jamais bu mais en pleine santé. Ça n'importe rien de fumer. Veux-tu devenir cancéreuse, avoir les poumons gâchés à cause de ses déchets ou devenir indépendante de ces merdes présente dans une seule cigarette . Je ne pense pas non. » Et pourtant le voilà en train d'accomplir quelque chose qu'il m'a toujours défendu de faire. Il fume. Depuis combien de temps ? Depuis ses 15 ans ? Avant moi ? Avant même de connaître maman ? La sonnerie de son téléphone me coupe dans cette série de questions sans réponses.
- Oui Allô ? ... Attends, je m'éloigne juste pour être sûr.
Je suis le bruit de ses pas sur la terrasse en bois et prie intérieurement et toujours en silence pour qu'il ne vienne pas jusque là. L'odeur de sa clope se rapproche et je sais qu'il est tout près de moi, je le sens. Il s'arrête et reprend sa conversation téléphonique.
- Voilà. On se voit toujours tout à l'heure . ... Oui ne t'inquiète pas pour ça... Hum hum ... Parfait. Alors rendez-vous à dix heures, c'est noté.

Un autre flux de questions se propage dans ma tête. Un appel à quatre heures du matin pour confirmer un rendez-vous ? Trop de mystères, je déteste ça. Pourquoi nous cacher tout ça ? Nous sommes capables de comprendre et d'abdiquer. J'essaye de me convaincre que tout ceci n'est que pour son travail mais quand bien même il s'agit de travail, il fume pour de vrai l'appel n'y change rien. Peut-être s'agit-il de sa façon à lui de déstresser. Moi je mange quand je suis stressée, lui il fume. Ça aurait pu être pire, il pourrait boire et devenir violent. Il termine de fumer mais ne jette pas son mégot au sol. D'une part car il est sur du bois, et d'une autre car si ma mère trouve ça il serait dans la merde à part s'il m'accuse. Ses pas sur le plancher de la terrasse, le bruit de la clinche puis l'extinction des lumières me permettent de souffler un bon coup et de sortir de cette cachette. J'ai appris plus de choses sur mon père en dix minutes qu'en vingt ans d'existence. C'est triste. Un air ahuri, je fais le tour de mon jardin en repensant à tout ce que j'ai entendu. Côté positif, ça m'a permis d'oublier l'histoire avec Eleanor un petit moment. Découvertes sur découvertes, je n'en peux plus. Je me rends donc dans la cabane, le seul endroit dans lequel je ne risque pas de découvrir un passé caché ou un rendez-vous secret.

Je me laisse tomber sur le pouf, un livre à la main. Le combat de cette orpheline contre ses parents adoptifs, de vrais enfoirés lui faisant vivre un cauchemar éveillé chaque jour de sa vie, me fascine et me permet de m'évader de ce drôle du monde qui est les miens. J'aime le pouvoir qu'ont les livres sur nous. À chaque livre son univers, son histoire. On dit souvent que les écrivains, comme les lecteurs, possèdent plusieurs vies. La leur, et toutes celles dans leurs bouquins. Eh bien j'aime rentrer dans une autre vie l'espace de quelques heures, j'aime lire.

L'esprit confus, je regagne ma chambre avant de me faire repérer par ma mère.

Quelle nuit !

Quelle nuit !

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PossibleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant