7 | overcomplicated

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CLÉO

16:53

— Cléo, est-ce que tu m'écoutes ?

Je relève brusquement la tête, soudainement aux aguets, et croise le regard sévère de Sylvie. Celle-ci a les doigts suspendus au-dessus de son clavier et me dévisage d'un air agacé.

— Désolé, je suis un peu fatigué. Tu disais ?

Sylvie ne me répond pas, se contentant de me regarder en plissant les yeux d'un air inquiet.

— Est-ce tu dors la nuit, au juste ? rétorque-t-elle soudain d'un air maternel.

— Euh, oui.

Je marque une petite pause et détourne le regard, qui se pose sur la fenêtre située juste derrière elle. Mon reflet est flou mais j'arrive tout de même à apercevoir les énormes cernes noirs qui cerclent mes yeux. Sérieusement, on croirait que je suis déjà prêt pour Halloween – ou pour un remake de la famille Addams, à la limite.

— Enfin, d'habitude, ajouté-je en grimaçant. Je vis une semaine compliquée, c'est tout. Mais tout est en train de s'arranger, t'inquiète.

Je pense tout le contraire, mais je n'ai pas l'énergie de lui expliquer ma situation. Après tout, ma boss n'a aucune raison d'en savoir plus sur ma vie personnelle – même si elle adore jouer les mamans avec moi. Depuis que ses enfants ont quitté la maison, je crois que je suis malgré moi devenu son fils de substitution.

— Tant mieux, parce que j'ai besoin de toi en forme, rétorque-t-elle en claquant le rabat de son ordinateur portable. Ta deadline est dans un mois, je te rappelle.

— Je n'ai pas oublié.

— Contente de l'ntendre.

Un court silence s'installe, ce que je considère comme étant le point final de notre rendez-vous. Tandis que me lève et récupère ma veste sur le dossier de ma chaise, Sylvie retire sa casquette de patronne et me dit d'une voix douce, endossant désormais sa casquette de mère de famille :

— Tu sais que tu n'es pas obligé de venir travailler ici les après-midis ? Je veux dire, tu peux bosser de chez-toi parfois si tu en as envie. Ou aller dans un café, à la limite.

Je grimace. Sans le savoir, elle vient de mettre les pieds dans tous les plats possibles : aller dans un café me rappelle trop mon second travail et pour ce qui est de mon appartement, dieu sait que je l'évite au maximum en ce moment.

— Oui, oui, je sais. Au fait, comment va la petite famille ? embrayé-je.

Ma question a le don de la distraire et tandis que nous nous dirigeons vers la sortie de son bureau, elle entreprend alors de me parler de son fils et de son emménagement en Bretagne ainsi que des soucis de sa fille pour avoir un enfant.

— Enfin bon, conclut-elle au bout d'un moment en soupirant, une main sur la porte de son bureau. Merci d'être passé, Cléo. On fait le point dans deux semaines pour voir où tu en es.

J'acquiesce.

— À dans deux semaines alors.

Je la dépasse et me commence à remonter le couloir lorsque j'entends mon prénom résonner derrière mon dos. Lorsque je fais volte-face, je remarque que Sylvie est en train d'essayer de mêler son masque de professionnelle et celui de maman-presque-mamie empathique au possible.

— Je sais que tu vas y arriver, OK ? Tu vas faire un carton.

Je lève le pouce en l'air en guise de réponse avant de me diriger vers les escaliers, mon sourire s'effaçant à vue d'œil.

Purée, je suis dans la merde.

01:49

C'est officiel : mon rendez-vous avec Sylvie a foutu mon cerveau en l'air.

Je ne suis pas du genre anxieux, loin de là ; en général, je prends les choses calmement. En revanche, bien que je ne ressente pas le stress, mon corps décide parfois de me faire ressentir autrement que je suis préoccupé – en m'empêchant de dormir, par exemple.

Cela fait plusieurs heures que je me tourne et retourne dans mon lit, essayant de ne pas faire de bruit pour ne pas réveiller Adèle. Celle-ci respire doucement depuis des heures, profondément endormie, bavant sereinement sur l'oreiller – une vraie chanceuse. Je la hais.

J'ai tout essayé : compter les moutons, chanter des chansons dans ma tête et même faire des exercices de respiration débiles. Au point où j'en suis, je suis à deux doigts de tenter l'ASMR.

Agacé, je pousse un soupir et roule sur le dos, les yeux fixés sur le plafond. Je pense très fort au mot dormir mais évidemment, ça ne fonctionne pas non plus.

Soudain, j'entends le parquet craquer dans le couloir. Tous les sens en alerte, je me concentre et tends l'oreille. J'entends alors les pas provenir du bout du couloir, puis remonter jusque devant ma porte avant de disparaître dans la pièce à vivre.

Aucun doute, c'est Esther qui vient de se relever. A-t-elle un petit creux comme la dernière fois ?

Bêtement, je repense à tout à l'heure. Elle est rentrée vers vingt-deux heures et lorsque la porte a claqué j'étais en train de checker mes mails sur mon ordinateur, ici dans la chambre. Je n'ai pas osé aller lui dire bonjour et lorsque je suis finalement ressorti, elle était sous la douche. Ensuite, je suis allé me coucher et elle a fait de même de son côté, ne me croisant pas une seule fois.

C'est con mais soudain, je réalise que je ne sais absolument rien d'elle, en dehors de son nom et du fait qu'elle adore la limonade.

Enfin, ça, c'est plutôt son étagère dans le frigo qui me l'a appris.

Sans réfléchir, je tends le bras et récupère mon portable, qui était en train de charger sur ma table de nuit. Je débranche le chargeur et baisse la luminosité au maximum pour ne pas réveiller ma sœur, puis clique sur l'icône d'Instagram, où je tape son nom dans la barre de recherche. Des dizaines de résultats s'affichent et aussitôt, je fronce les sourcils. Tous les comptes ont une photo de profil qui lui correspond, un peu comme si elle avait des comptes fans.

Intrigué, je clique sur le premier profil et très vite, ma bouche forme un « o ». Il s'agit très clairement d'un compte professionnel... et elle a plus cent vingt mille personnes qui la suivent.

Choqué, je fais défiler les photos avec avidité. Elles sont toutes très esthétiques, passant de paysages magnifiques à des photos d'elle prises en studio. Toutes sont dans les tons crème, vert kaki et bleu marine et dégagent une vibe à la fois douce et apaisante.

Exactement ce qu'on lit dans ses yeux, pensé-je.

Je passe une bonne heure sur son compte à liker mes photos préférées, écouter les musiques qu'elle utilise dans ses courtes vidéos et à lire les commentaires. La plupart sont très bienveillants, mais certains sont purement méchants. Parfois, cachés entre un « tu es magnifique » et « qu'est-ce que j'aimerais avoir ta vie ! », on trouve un « elle a pris du poids non ? » ou encore un « elle verse dans le pathétique cette meuf ». Chaque fois que je vois un mot de ce type, je le signale et bloque le compte en question.

Ensuite, je clique sur le lien YouTube laissé dans sa bio et regarde à la suite une dizaine de vidéos. Elle raconte les bêtises qu'elle a faites étant enfant, partage ses meilleures recettes de cuisine, ses séances de sport et ses tenues préférées pour l'automne. Elle redécore aussi sa chambre, répond à des questions en faisant des Lego, se décolore les cheveux devant la caméra ou partage ses coups de cœurs cinématographiques du mois.

La dernière vidéo en date a été postée il y a un peu plus d'une semaine et est un vlog de son déménagement. Elle a l'air à la fois apaisée et triste dans les rushs, partagée entre l'excitation de découvrir une nouvelle ville et la douleur de laisser son petit monde derrière elle dans les Vosges.

À la fin de mon inspection, une seule phrase me vient en tête : Esther n'est pas du tout comme je l'imaginais. Sur ses vidéos, elle est drôle, empathique et douce. Elle a un style imparable et une confiance mêlée à un entêtement qui me fait sourire à chaque fois.

Finalement, peut-être qu'on va réussir à s'entendre.

OVEREXPOSEDOù les histoires vivent. Découvrez maintenant