Celui qui rêve sous la montagne

Les Jumeaux écarlates p2

Mais Atossa interrompit son frère, mettant fin au supplice.

- Cyrus. Cyrus ! Cela suffit. Ton vacarme commence à attirer l'attention. Il y a des gens aux fenêtres.

- Encore un peu ! Répondit Cyrus, qui exultait. Ce minable va craquer d'un instant à l'autre. Je crois bien qu'il s'est fait dessus.

- Non, c'est terminé. Lève la tête et regarde autour de toi idiot. Il se passe quelque chose.

Cyrus se redressa et balaya la placette du regard. Même s'il distingua du mouvement aux fenêtres de certaines résidences, aucun habitant n'était venu troubler son interrogatoire.

Du moins, aucun habitant humain.

Sans qu'il n'y eût prêté attention, trop occupé qu'il était à cogner l'apprenti érudit, une improbable ménagerie s'était massée autour de la placette.

Les branches du vieil arbre ployaient sous le poids d'oiseaux de proies de toutes envergures et de cervidés aux becs affutés, qui croissaient d'impatience. Des dizaines de gros rongeurs avaient émergé des ouvertures conduisant aux égouts et humaient l'air, leurs vibrisses frémissantes levées. Plusieurs molosses pouilleux et efflanqués venaient d'apparaître aux différentes entrées de rues et s'avançaient avec lenteur, retroussant leurs babines pour exposer des crocs puissants. Même quelques chats à l'allure carnassière et des petits singes plus ou moins domestiqués s'étaient joints à la meute disparate, et grouillaient dans les ombres depuis les rebords des toits.

Flanqué par deux molosses aux gueules patibulaires, un matou grassouillet et aux poils étonnamment propres s'avança. Lorsqu'il ouvrit la gueule, ce fut une voix humaine qui s'en échappa.

- C'est moi qui les ai convoqués ici, l'Ecarlate. La leçon est terminée. Commande à ton frère de s'éloigner du garçon, si tu ne souhaites pas que les choses s'enveniment davantage.

- Tu es décidément un jeune homme plein de surprises Nathaniel, sourit Atossa. Voilà bien une magie peu commune. Du druidisme peut être ? Je pensais cet art magique réservé aux tribus du nord.

Elle se leva et marcha jusqu'à son frère, épiée par des dizaines d'yeux méfiants et suspicieux.

- Ne te méprends pas, ce n'était là qu'une simple querelle. Une dispute entre garçons turbulents, rien de bien méchant. Et ils avaient justement fini de s'amuser, n'est-ce pas Cyrus ?

Elle posa la main sur l'épaule de son frère, qui était resté en posture de combat, ses bras toujours semblables à deux longues pattes griffues.

- Viens. Suis-moi. Tu as entendu le chaton, Cyrus. Nous en avons terminé ici.

Le halo surnaturel qui enveloppait Cyrus se dissipa. Il retrouva ses longs et musculeux bras humains.

- Il nous reste encore beaucoup de choses à nous dire toi et moi, avorton. Tout ceci n'était qu'un avant-goût, souffla-il en passant à côté du corps recroquevillé de Vellin.

Les animaux s'écartèrent sur le passage des jumeaux, et une poignée de pulsations plus tard ce fut terminé. Nathaniel attendit quelques instants de plus pour s'en assurer, puis il congédia ses compagnons d'un bref ordre mental. Seuls les deux molosses aux gueules patibulaires restèrent. Ils continuèrent d'humer l'air avec méfiance.

Nathaniel traversa la placette en quelques bonds gracieux et félins jusqu'à Vellin, qui tentait de se redresser en grognant de douleur, les mains plaquées sur ses côtes. Une fois placé devant son ami, il reprit enfin sa forme humaine.

Vellin, le visage tuméfié et couvert de sang séché, lui sourit faiblement.

- Je te dois une fière chandelle... Si tu n'étais pas intervenu... Je crois que cette brute me cognerait encore.

Il se tâta les flancs et le visage avec précaution. La palpation lui arracha plusieurs grimaces de souffrance. Sa tunique en lin s'était effilochée à plusieurs endroits pendant le combat. Il ne devait pas avoir fier allure.

- Je crois m'en être plutôt bien sorti dit-il, une fois l'inspection terminée. Grâce à ton intervention, mes blessures semblent superficielles. Les glyphes que j'ai gravés au sol ont absorbé le plus gros des coups...

- C'est Maître Lunepâle qu'il te faudra remercier. Il s'inquiétait à l'idée que tu sois encore en retard. Il m'a demandé de te retrouver.

Quand j'ai interrogé mes... compagnons, ils t'ont vu faire face aux jumeaux. Je suis arrivé le plus vite possible.

Il jeta un regard aux multiples hématomes qui ne cessaient de gonfler et aux lèvres explosées de son camarade, avant de baisser les yeux.

- Mais pas suffisamment vite, malheureusement...

- Tu m'as sauvé Nathaniel, et même plus que ça...

Il hésita un court instant avant de se décider à continuer de parler.

- Tu as préservé mon secret. Notre secret à présent.

- Ils cherchaient à en apprendre plus sur Thanobras ? Demanda Nathaniel. Sur la vision ? C'est donc ça le motif de leur agression ?

- Oui. Maître Abthonas fulmine de ne pas en savoir plus sur les événements de Thanobras. Et Cyrus s'était mis en tête de me faire parler. Si tu n'étais pas intervenu...

J'aurais parlé.

J'allais parler, Nathaniel.

Il se tut, honteux de ne pas avoir su se défendre une fois encore.

Nathaniel lui tendit la main pour l'aider à se remettre sur pieds.

- Tu n'as pas parlé, dit-il avec douceur. Je suis arrivé et tu n'as pas parlé. C'est tout ce qui compte au final.

Vellin sourit à son ami, ce qui arracha une vague de douleur à ses lèvres en bouilli. Nathaniel était décidément quelqu'un de bien et il ne regrettait pas d'avoir su lui faire confiance.

- Maintenant dépêchons nous, si l'on ne veut pas avoir à rentrer à pied, reprit le garçon rondouillard.

Maître Lunepâle a mis la main sur un artefact ramené lors de la première expédition et il tient absolument à te le montrer. Mais avant, essayons de remettre un peu d'ordre sur ce visage.

Mon vieux, te voilà salement amoché.

- Nathaniel... J'ai quand même une question, hasarda Vellin...

Vellin dévisageait son ami comme s'il le voyait pour la première fois, ce qui eut l'effet de le mettre particulièrement mal à l'aise. Il répondit, hésitant.

- Oui ?

- Comment fais-tu pour garder tes chausses après une telle transformation ?

Les deux garçons éclatèrent d'un rire franc.