Le Mariage p1

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Des éclairs lointains zébraient l'horizon, illuminant fugacement le ciel nocturne sans étoiles. Si le terrible orage qui secouait le Désert des Murmures était trop éloigné pour être entendu, un vent frais, annonciateur de la tempête à venir, soufflait sur la ville d'Ircania. De tels événements météorologiques restaient rares dans ces contrées arides, peut-être une fois par génération.

Et il fallait que cela ait lieu le soir de notre union...

Le vieil Apôtre, un homme squelettique à la longue barbe blanche, drapé d'une toge bleu-nuit, posa sa main osseuse sur l'épaule de Tôlem, qui réprima un sursaut mêlant surprise et dégoût.

- Un magnifique présage, mon garçon, dit-il d'une voix chevrotante. L'Unique voit tout. Il nous observe et nous transmet Sa Bénédiction. Un grand destin vous attend, Dihya et toi, sois-en sûr.

Tôlem ne répondit rien, pensif, se contentant de hocher doucement la tête en guise d'une maigre approbation. Pour ce qu'il en savait de l'Unique, son destin n'importait guère. Une âme de plus au sein d'une multitude d'âmes sans gloire.

L'Unique n'a que faire des invisibles, des oubliés.

Le grand prêtre dût en déceler l'hésitation.

- Songes un instant à tout ce que tu as accompli Tôlem. Songes à tout ce que tu as traversé pour en arriver là.

Hier encore, tu n'étais qu'une vie errante, brisée par la guerre. Mutilé. Un moins que rien, un misérable, vivotant parmi ses anciens bourreaux. Aujourd'hui, tu es un modèle pour tous, Tôlem. Razhan lui-même reconnaît tes talents et l'Astucieux apprécie t'avoir à ses côtés. Tous les hommes et les femmes présents dans le jardin ce soir reconnaissent tes multiples qualités et ils sont fiers de te compter comme ami.

Désormais tu auras aussi une femme qui t'aime, avec qui te lier à jamais.

Pense à tous ceux qui t'ont soutenu, à tous ceux qui auraient aimé te voir arriver jusqu'ici...

Oh, ils étaient nombreux...

De brèves pensées, confuses, fantomatiques, traversèrent l'esprit de Tôlem. Seulement douze années s'étaient écoulées mais cela lui paraissait maintenant tellement loin. Tellement irréel... Son père, sa mère semblaient si flous à présent. La matriarche Fraôla, Asha, Grimmir, les autres fantômes de son passé morts à Didyme... Plus il se concentrait et plus leurs souvenirs s'évaporaient derrière ses yeux voilés.

Et ce vieux soldat borgne, qui l'avait sauvé sur le champ de bataille, comment s'appelait-il déjà ? Torgren ? Teguern ? Il lui avait ordonné si fort de s'accrocher, de vivre. Cette période de sa vie paraissait s'obstiner à fuir son esprit, à demeurer intangible, insaisissable. Seul son nez affreusement mutilé, preuve violente et irréfutable, attestait de cette période d'horreur.

Il adressa une prière silencieuse pour que leurs âmes aient enfin trouvé leur chemin dans l'infini Néant Glacial.

Car l'Apôtre Roderic, ce vieux squelette décrépi sur pattes, avait raison. Les jours sombres appartenaient au passé.

Les événements s'étaient succédés si vite ces dernières semaines que Tôlem se demandait encore si tout cela n'était pas qu'un rêve merveilleux, et il craignait de s'éveiller à tout instant sur un quelconque chantier poussiéreux, victime d'une terrible insolation.

Il travaillait à présent pour Maître Razhan et le gerbois s'était avéré être un maître bien plus humain que la plupart des humains de ce royaume. Tôlem vivait depuis librement dans une aile de l'immense palais du gerbois. Il était libre d'aller et venir -lui, ainsi que la quinzaine d'autres ouvriers personnels de l'Astucieux- dans les quartiers communs et dans les magnifiques jardins suspendus, agrémentés d'essences odorantes d'arbres fruitiers et de somptueuses fontaines.

Mais le point culminant de sa courte existence allait survenir ce soir. D'ici le petit matin, il serait lié à Dihya.

La demande provenait de la jeune femme. Le couple ne se fréquentait que depuis peu, mais "lorsque le cours d'une vie est si asséché, il ne faut manquer la moindre opportunité de l'arroser" avait-elle dit, pleine de sagesse. Tôlem, d'abord hésitant par peur d'avoir lui aussi enfin le droit au bonheur, avait fini par accepter.

La cérémonie se déroulait dans les jardins de Razhan -le maître ayant accepté de bon cœur-, et elle aurait lieu selon les préceptes du Culte de l'Unique, cher à Dihya. Tôlem n'avait que faire des croyances, sa famille avait seulement adressé parfois quelques prières à l'Astre pour le bon déroulement des récoltes, mais il pouvait s'y soumettre pour l'amour de son élue.

- Tu auras été seul pendant si longtemps mon garçon, reprit Roderic. Je comprends que tout cela soit déroutant. Aujourd'hui, vous vous êtes enfin retrouvés, deux âmes perdues qui étaient faites pour s'aimer.

Dans quelques heures et avec la Grâce de l'Unique, vous serez unis et ne ferez plus qu'Un. De cette Union parfaite naîtra un nouvel être, différent et pourtant indissociable, qui viendra rejoindre le Grand Tout. Le cycle béni de notre Bienfaiteur sera ainsi perpétué, selon les lois immuables de la Transfusion.

Des éclats de voix et de rires montèrent jusqu'aux deux hommes depuis l'un des jardins situé en dessous d'eux, prouvant que les invités commençaient à affluer. Tôlem réajusta le col de sa tunique en lin richement brodée, achetée pour l'occasion.

- Ne nous faisons pas trop attendre, mon garçon. Si l'Unique peut encore patienter un peu, Il n'est rien comparé à tous ces ventres affamés qui rôdent autour du buffet...

Tôlem laissa échapper un éclat de rire surpris.

L'Unique n'est finalement pas un si mauvais type.


Celui qui rêve sous la montagneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant