Chapitre Vingt-Quatre

75 9 0
                                    

- Tes parents se sont rencontrés très jeune ; ils sont tombés amoureux quand ils étaient encore au lycée, et t'ont eu très peu de temps après.

Ma tante se tamponna le coin des yeux avec un mouchoir en coton blanc, avant de reprendre d'un voix très douce, presque inaudible tant son ton était bas. Je me penchai un peu plus en avant vers elle, avide de connaître enfin l'histoire de ma famille, et ce qui les avait amenés à m'abandonner. J'étais tellement concentrée sur elle que je sentais mon sang battre à un rythme régulier.

- Au tout début, tout se passait bien. Ou peut-être qu'il y avait déjà des tensions entre tes parents, mais alors ils le cachaient et personne n'avait rien soupçonné. On se voyait une fois de temps en temps, mais puisque vous habitiez tous les trois dans le centre de Séoul, c'était trop loin pour qu'on puisse se voir très souvent. Au départ tu étais très souriante, et surtout très énergique. Dès que tu as su marcher, tu te promenais toujours partout, et j'avais déjà remarqué que ma sœur était souvent fatiguée de devoir te courir tout le temps après pour te surveiller ; mais sur le coup, je ne m'étais pas trop attardée là-dessus, et je pensais que cela s'arrangerait naturellement au fil du temps quand tu grandirais.

Malheureusement, la relation entre tes parents s'est dégradée au point où ils avaient même dû mal à le cacher aux repas de famille. Tu devais avoir entre cinq et six ans quand on a commencé à remarquer que quelque chose clochait entre eux. Ils ne se parlaient plus ou ne se regardaient plus avec le même amour qu'à leurs débuts, et leurs discussions se résumaient à des banalités du quotidien. Involontairement, leurs désaccords et leurs disputes ont commencé à se répercuter sur toi et j'ai vu que tu changeais aussi. Tu remuais moins, mais tu parlais aussi de moins en moins. Tu semblais... Fatiguée, par leurs disputes ?

- Je parlais moins ? Répétais-je, intéressée.

Ma tante hocha la tête.

- Oui, même si ce n'était pas trop dérangeant. Disons qu'avant tu étais une petite pipelette, et qu'au fur et à mesure, tu devenais plus silencieuse, même si tu répondais quand on te posait des questions par exemple. Clarifia-t-elle.

- J'ai passé presque un an à ne plus parler du tout, lui appris-je alors. Quand j'étais à l'orphelinat.

Elle me jeta un regard surpris.

- Oh, à ce point ? Souffla-t-elle. Si je m'attendais...

- Je vais mieux, maintenant. La rassurais-je. Même si j'ai parfois dû mal avec le coréen... Pouvez-vous reprendre ? Que s'est-il passé ensuite ?

- Oui, bien sûr. J'ai essayé de parler à ta mère en voyant que sa relation avec ton père ne s'améliorait pas ; et que celle avec toi non plus puisqu'elle n'avait plus de patience pour t'élever. Elle était à bout, et surtout elle se posait beaucoup de questions. Elle pensait qu'elle avait été trop vite avec ton père, et que tu étais arrivée trop tôt dans leur vie. Te gérer en plus de son travail, tout en essayant d'avoir une vie de couple n'avait pas été aussi facile que ce qu'elle s'était imaginée. Peut-être y avait-il d'autres raisons, mais c'est cela qu'elle m'a expliqué quand nous en avons parlé. Elle n'a pas parlé de leurs disputes, donc je ne peux pas t'en dire beaucoup plus ; seulement qu'à la fin, vers tes sept ans, ils ne s'adressaient même plus la parole.

- Moi je sais, soufflais-je d'une voix un peu tremblante. Je ne me souviens pas de tout exactement, mais ils se hurlaient beaucoup dessus. Et ils me hurlaient dessus aussi, justement, c'est pour ça qu'inconsciemment j'ai arrêté de parler. Ils me disaient de me taire, toujours de me taire ; j'imagine qu'à force je leur obéissait en pensant que cela résoudrait leurs problèmes et qu'ils arrêteraient de se crier dessus.

Je ne me souvenais que de leurs disputes justement. C'est pour ça que j'avais tant voulu oublier ces souvenirs ; pour effacer leurs cris dans ma tête.

Ma tante ferma les yeux quelques secondes en soupirant.

- Je comprends... Soupira-t-elle. Leurs disputes prenaient trop de place et quand tu demandais un peu d'attention, tu n'en recevais jamais.

J'acquiesçai lentement tandis qu'elle reprenait la suite de son histoire.

- La veille de... De t'abandonner, reprit-elle difficilement, ta mère m'a appelé. Elle pleurait, de colère. Elle me disait qu'elle n'en pouvait plus de supporter tout ça, et qu'elle voulait simplement tout stopper. J'ai pris peur parce que je pensais qu'elle parlait d'elle, qu'elle allait peut-être commettre une erreur irréparable ; je n'avais pas pensé une seule seconde qu'elle avait dans l'idée de t'abandonner pour "aller mieux". Je lui ai parlé. Longtemps. Je lui disais de se calmer, de prendre son temps pour prendre du recul sur la situation ; je lui ai offert de venir chez moi si elle voulait prendre quelques jours de repos. J'avais très peur qu'elle... En finisse, vois-tu. Et quand nous avons raccroché, elle était plus calme, mais ça ne suffisait pas à calmer mon inquiétude. Alors j'ai pris mon courage à deux mains et j'ai appelé ton père, même si je savais que ma sœur ne me pardonnerait peut-être pas d'avoir "changer de camp". Au point où en était rendu les choses, tes parents se voyaient comme deux ennemis... Et on marchait sur des œufs avec eux pour ne pas empirer la situation. Je prenais un pari risqué en appelant ton père, donc, mais j'avais tellement peur pour ta mère !

Elle serra dans son poing son mouchoir. Je voyais dans ses yeux du regret. Beaucoup de regrets. Qu'avait-elle donc dit à mon père ? Était-ce l'élément déclencheur qui a décidé ma mère à m'abandonner ? Je lui posai la question, et ma tante hocha la tête en reniflant.

- J'ai essayé d'expliquer à ton père la détresse dans laquelle se trouvait ma sœur ; en vain. Cela n'a fait qu'attiser sa colère, et il m'a dit qu'elle m'avait appelé simplement pour que je la prenne en pitié sans voir que c'était elle le problème. Il m'a raccroché au nez et quelques heures plus tard, sans trop de surprise, c'est ta mère qui m'a rappelé, furieuse contre moi. Elle m'a dit qu'elle avait eu une violente dispute avec son mari, et qu'il ne fallait pas que je compte sur elle pour me rappeler et avoir de ses nouvelles par la suite.

Le lendemain, j'ai appris que ma sœur s'était réfugiée chez nos parents, en disant qu'elle t'avait laissé avec son mari. J'y ai cru, comme tout le monde. On pensait que c'était une grosse dispute qui allait durer quelques jours et qui passerait par la suite - avec ou sans divorce, suivant ce que déciderait tes parents -. Et c'est ce qui s'est passé. Tes parents se sont remis ensemble, et ont décidé de quitter Séoul pour Busan ; ton père avait trouvé un nouveau travail là-bas et ils nous ont dit qu'ils voulaient prendre un nouveau départ. On pensait tous que tu étais avec eux, et que vous alliez vivre enfin heureux tous les trois, loin de nous certes, mais heureux. Tout le monde l'a accepté, et c'est ainsi que chacun et chacune a repris sa vie l'a où il l'avait laissé.

Ma tante secoua la tête, signant sa désaprobation d'un air triste. Je ne savais que dire ou quoi penser. J'étais sous le choc et en colère. Je n'aurais pas imaginé un si gros mensonge et surtout ce déni de la part de mes "parents". Ils m'avaient abandonné, et avaient repris leur vie ? Ils étaient donc à Busan, heureux comme tout, depuis tout ce temps ? Ils avaient refait leur vie alors qu'ils avaient détruit la mienne ?

- Alors... Finis-je par lâcher difficilement, ils sont... À Busan, maintenant ?

Mais ma question lui tira une grimace gênée, comme si elle avait mordu dans un citron. J'eus un mauvais pressentiment, qui ce confirma dès qu'elle ouvrit la bouche pour me répondre.

- Non, Sae-Jin... Me répondit-elle d'une voix douce. Tes parents sont morts deux ans après dans un accident de la route.


All Of My Silences Will Be Your Words [TERMINÉE][Version Fr]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant