Chapitre 1

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Tiens, les quatre chevaliers de l'apocalypse sont de retour... Je me cache derrière le saule pleureur du parc, qui fait un peu le lien entre la forêt, mon domaine, et le château, leur territoire à eux.

En réalité, tout leur appartient bien sûr. Sauf ma maison, et je soupçonne que cela les énerve royalement. Paul, Mathias, Noé et Alban de Maréville. Ce qui est également le nom de notre village. Je me demande vraiment pourquoi leurs ancêtres n'ont pas été zigouillés à la révolution. Il parait qu'ils étaient du côté du peuple et que tous les gens du village étaient royalistes. Ils ont d'ailleurs été élus maires pendant des décennies à la mise en place des communes. C'est de nouveau le cas, ce qui oblige ce malotru de Paul à revenir régulièrement, parfois avec ses trois bourgeois de fils.

Par « respect de la tradition familiale », Paul de Maréville oblige ses enfants à passer les deux mois de vacances au château, et à vivre de façon plutôt normale (il n'y a que six personnes à leur service). Bien entendu, les autres vacances se passent à Dubai, sur leur yacht ou aux Bahamas.

Je n'ai pas connu cette période mais la famille n'a pas toujours été aussi riche, avant que Paul ne fasse fortune, le château était très délabré, d'après ce qu'en disent les gens du village. Je ne sais pas comment il a pu devenir aussi riche en si peu de temps mais il paraît que c'est tout à fait légal.

Bizarre, je n'ai pas entendu d'hélicoptère pendant la nuit, ils sont peut-être venus en voiture. Déjà quand j'étais petite, je détestais ça, le fait qu'ils envahissent les lieux d'un seul coup. Je ne pourrai plus me baigner dans la piscine ni traîner sur la terrasse dès que Thierry, leur jardinier-pisciniste, qui habite le village, a le dos tourné.

Je suis un peu loin, je n'arrive pas à les voir autant que je le voudrais : Paul, doit être à l'intérieur où peut-être qu'il n'est pas encore arrivé. Mathias, l'ainé, est sur un transat avec un ordinateur et Alban, le plus petit, dans la piscine justement. Noé, celui qui a 17 ans comme moi, est en train de prendre le petit-déjeuner qu'une fille vient d'apporter.

Je ne les ai pas vu depuis des années car, après un petit accident que j'ai eu avec Noé, maman m'a envoyé chaque été un mois chez son frère pour l'aider dans sa ferme en Auvergne, et les mois d'aout en séjour linguistique en Angleterre, aux Etats-Unis et même une fois, en Australie. Je suis persuadée que c'était pour éviter que je ne croise les garçons, même si elle prétendait le contraire.

Elle ne m'a carrément jamais répondu quand je lui demandais pourquoi nous devions nous habiller dans une friperie au kilo et qu'elle raccommodait nos vêtements, mais qu'elle avait les moyens de payer ces voyages une fortune.

Maman. Où peut-elle bien être à cette heure-ci ? Elle m'a déjà fait des coups bizarres mais à ce point-là, jamais : il y a cinq jours, alors que je n'avais encore même pas reçu les résultats de mon Bac de Français pour lequel elle me serine depuis des mois, elle m'a laissé un mot :

« Ma chérie, excuses-moi, un ami a besoin de moi à Bali, j'ai dû partir pendant la nuit, je ne serai pas joignable, ne dis à PERSONNE où je suis s'il-te-plait, tu sais comment vont les cancans, ton oncle n'a pas besoin de toi cette année mais essaye de travailler un peu ! Je t'aime, Maman ».

Sans rire ?! La dernière fois qu'un ami a eu « besoin d'elle », c'était dans le patelin à côté, à Montjean, pas à Bali ! La connaissant, elle manigance encore un truc. Mais là, j'avoue que je ne vois vraiment pas quoi.

Elle va non seulement rater les résultats de mon Bac de Français mais aussi le jour de mes 17 ans, le 21 juillet, est-ce qu'elle sera revenue ? Et les gens du village vont encore critiquer le fait qu'elle me laisse toute seule à mon âge, alors qu'en fait, je sais très bien me débrouiller.

Noé a l'air d'avoir grandi. Et d'être drôlement musclé. Avant que ma mère ne décide de m'éloigner de lui, j'ai passé tous mes étés à l'entraîner à faire les quatre-cent coups. Au grand dam de son père, qui m'a toujours détesté.

Noé dit quelque chose à son petit frère mais je n'entends rien du tout. Ça m'énerve, je voudrais trouver une cachette plus près !

J'imagine qu'il ne voudra plus libérer les vaches des prés « pour voir ce que ça fait », ni kidnapper les coqs qui nous empêchaient de dormir.

Si je me cache, c'est pour éviter Paul, qui ne veut pas que je traîne par là. Je repense avec effroi à ce jour maudit où il nous a surpris, Noé et moi, en train de sauter du mur du château, qui fait presque trois mètres de haut, et qu'il nous a mis à tous deux une fessée terrible. Je deviens toute rouge rien qu'en y pensant. Voilà pourquoi je suis anti-royaliste !

Il a passé un savon à ma mère et lui à répéter pour la énième fois qu'elle ne m'avait pas bien élevée et me laissait faire tout ce que je voulais, comme si cela le regardait en quoi que ce soit. Il s'est avéré que Noé s'était cassé le bras et il n'a osé le dire que plusieurs jours après. J'imagine que c'est la raison pour laquelle je n'ai plus jamais eu le droit de le voir.

Mais là ; est-ce que Paul voudra me laisser approcher ?

Je retourne discrètement chez moi, je vais voir une voisine qui avait besoin d'aide pour mettre en place un piège à souris et je passe le reste de la journée à lire. Le soir, je retrouve ma copine Aline dans le village voisin et je reviens à pied, à la nuit tombée, en traversant la forêt. Je sais très bien que peu de personnes font encore cela de nos jours. Mais moi j'adore ça. L'obscurité, les ombres des arbres qui bougent légèrement, les bruits des animaux. Je connais tous les chemins par cœur et je ne me suis absolument jamais perdue.

Le lendemain, j'entends les bruits de leurs jeux dans la piscine jusque chez moi. Notre maisonnette est à l'entrée du domaine de cent quarante-cinq hectares qui part derrière le château (si vous ne savez pas ce que représente cette surface, sachez que ce n'est pas la peine de compter en terrain de foot, cela ne vous aidera pas du tout !). Il s'agit d'une ancienne maison de gardiens et elle appartenait à la famille de mon père qui travaillait pour les De Maréville depuis des générations. Cette malédiction s'est arrêtée avec le décès de mon papa quand j'avais cinq ans mais Paul ne peut pas nous virer car il y a un contrat qui nous permet d'en profiter pendant des dizaines d'années. Quand j'étais petite, j'ai entendu un jour ce crétin essayer d'intimider ma mère pour nous faire quitter cet endroit, mais ma maman est une lionne, elle n'a jamais lâché !

Je retourne à mon poste d'observation, Noé et Alban sont en train de faire une bataille d'eau et ils ont l'air de drôlement bien s'amuser.

Je connais beaucoup moins bien les deux frères de Noé qui ont respectivement cinq ans de plus et cinq ans de moins que lui. Alban nous suivait toujours partout et notre jeu principal consistait à aller le plus loin possible pour ne pas qu'il nous rattrape, et j'ai pleinement conscience que c'était très méchant de notre part.

Mathias pour sa part nous a toujours snobé. Il est exactement comme son père : froid et con. Mais assez canon, ceci dit. J'étais même pas mal amoureuse de lui de mes sept ans jusqu'à cette année terrible ou ce traitre nous a dénoncé pour l'histoire du mur. Je lui ai fait une petite blague après cela, j'ai jeté son téléphone portable dans la piscine, je me demande s'il a su que c'était moi. 

Action ou vérité - Les héritières 2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant