14. Pavel

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♪ Night vision - Alice Kristiansen ♪

L'inconnu est probablement de l'âge de Margot. L'âge de l'imprudence et de l'audace. L'âge de la contradiction. Elle a ses mêmes cheveux blonds, bien que ceux de la femme soient coupés au carré. La ressemblance s'arrête là. Je n'imagine pas Margot se bourrer la gueule dans un lieu de dépravés comme mon club, ou n'importe où ailleurs soit dit en passant.

Au fond, elle est bien trop sage.

Par la vitre sans tain de mon bureau, lui-même surplombant la fosse, j'observe la fête battre son plein en contrebas. Rares sont les gens qui lèvent les yeux dans ma direction. Ceux qui le font ne devinent jamais ma présence derrière la vitre. Pour ce qui est de la fille, elle est trop défoncée pour se tenir droite, alors je doute qu'elle sente le regard de l'homme qui l'épie en secret.

Après réflexion, ce pourrait être Margot. Elle est jeune, assez populaire. Elle a certainement déjà fréquenté un endroit comme celui-ci. Peut-être même qu'elle s'est déjà pointée au Black Bear un soir, juste sous mon nez. Mais est-elle le genre de gamines inconscientes à boire jusqu'au black-out ?

J'essaie de détourner le regard mais mes yeux reviennent toujours vers elle. Ce pourrait être Margot, et c'est bien ça qui me dérange.

— Oscar, tu vois la fille là-bas ?

Mon bras droit se rapproche de la vitre.

— Sì.

— Appelle-lui un taxi.

Il s'éloigne en pestant en espagnol, et c'est seulement quand il réapparaît en bas pour s'occuper de la femme que je retourne travailler à mon bureau. À l'écran, l'emploi du temps de Teodor Sokolov requiert mon attention. Donovan me l'a envoyé hier. S'il est à jour, Teodor sera au Gatsby ce soir pour assister à la présentation d'œuvres destinées à une précieuse vente aux enchères, et j'ai bien l'intention d'y aller... après avoir fait un arrêt chez Margot.

D'après Olek et Logan, qui se relaient jour et nuit pour la surveiller, elle ne s'aventure que très peu dehors, si bien qu'une drôle d'inquiétude m'empoisonne le cœur depuis la dernière fois que l'on s'est vu il y a une semaine. J'ignore ce qui se passe dans sa vie ; peut-être qu'elle a toujours été casanière comme ça. Mais peut-être pas. En tout cas ce que je sais, c'est que ce n'est pas le quotidien palpitant que j'imaginais pour une fille qui a amassé des millions grâce à des vidéos de livres et d'actualité sur internet.

Lorsqu'Oscar revient, je le renvoie aussitôt au volant de la Range pour servir de leurre. L'homme que Mikhail paie grassement pour me tuer à la première ouverture suivra Oscar, et moi je pourrai filer en douce.

J'enfile une tenue chic sous un long manteau d'ébène avant de m'engager dans l'une des nombreuses veines de la ville avec ma Jaguar fraîchement réparée. La nuit est agitée. Il me faut presque une heure pour sortir de Londres et atteindre le quartier dormant de Margot. Là, plutôt que de faire irruption par la porte d'entrée, j'écoute la petite voix qui m'intime de contourner la maison par une allée sombre.

Le jardinet à l'arrière est séparé de la cuisine par une large baie vitrée. Par l'ouverture transparente, je surprends Margot assise sur un tabouret, son ordinateur posé sur l'îlot central. Ses cheveux sont relevés en un chignon désordonné. Quelques sauvages mèches blondes chatouillent sa fine nuque, et un épais casque bleu pastel lui couvre les oreilles. Les doigts de sa main gauche battent la mesure sur sa cuisse, mais c'est tellement rapide qu'on pourrait l'interpréter comme un tic nerveux.

Ce qui m'exacerbe, c'est qu'elle est dos à moi. Ce serait un jeu d'enfant de m'introduire derrière elle et de l'immobiliser. Comment peut-elle encore afficher une aussi flagrante insouciance après tout ce qu'elle a vécu ?

Deadly heartsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant