Les gens boivent, chantent dans la salle de restaurant bondée. La télé est allumée et diffuse l'exécution qui vient de se terminer. Juan l'a regardée d'un œil mort, fixant l'écran en priant que pour que cela s'achève enfin. Huit ans que cette histoire aurait dû finir ainsi.
Une femme s'avance vers le bar. Juan se tourne vers elle. Il n'a beau pas porter son masque de porcelaine, il a l'impression de ne pas l'avoir quitté depuis l'effondrement de leur QG. Depuis qu'ils ont perdu Alfrina. Ils étaient tous les deux à la création de cette confrérie. Ils y ont mis toute leur énergie et tout leur temps pendant des années. Tout ça pour qu'une petite merdeuse fasse tout exploser.
— L'exécution vient de s'achever, lui annonce la femme d'une voix robotique.
Juan acquiesce sans un mot. Rustid s'y est rendu pour s'assurer de son bon déroulé. Ils ne pouvaient pas se permettre une nouvelle faille. Il souffle en se frottant le bras. Leur plan était pourtant simple. Lorsqu'Enola a demandé de partir, Alfrina lui a imposé cette dernière mission. Elle était censée être la corde autour de son cou qu'ils n'auraient qu'à serrer si la chimiste les dérangeait. En réalité, Juan sait que sa femme espérait toujours lui remettre le grappin dessus. Il faut dire que ses poisons étaient on ne peut plus efficaces et un moyen sûr de ne pas se faire prendre.
Alors les chefs ne se sont pas inquiétés lorsqu'elle a ouvert son laboratoire. Ils connaissaient ses relations avec les dealers du coin. Non, ce qui leur a mis la puce à l'oreille, c'est lorsqu'elle s'est mise à chercher des produits rares. Ils savaient parfaitement que ces ingrédients n'étaient pas dans les recettes de drogues basiques. Tout se sait le marché noir. Les rumeurs courent presque aussi vite que la mort dans les bas-fonds.
Il n'a pas été difficile de faire parler son amie. La vodka délit les langues plus efficacement que la plus violente des menaces. C'est ainsi qu'ils ont appris qu'Enola cherchait un antidote. Et durant des années, ils l'ont laissée faire. Les meilleurs médecins tous réunis ont mis des mois à trouver un remède à peu près efficace à la première version du dilitírio. Comment une gamine de vingt ans à l'époque pourrait-elle y parvenir ?
Quelle n'a pas été leur surprise lorsque Juline leur a appris il y a trois mois au NightBird qu'elles étaient à quelques pas de finaliser leur antidote. Juan, biologiste avisé, se doutait qu'il serait trop tard pour sauver Enola. Son corps avait déjà trop souffert du poison. Mais elle pourrait très bien se mettre en tête de sauver les autres Naufrageurs. Il était temps de serrer la corde. Enola Gramps devait mourir.
Juan sert les poings. Ils auraient dû la tuer dès l'instant où ils ont compris. Mieux, ils auraient dû la tuer dès l'instant où elle a décidé de les quitter. Mais non, il a fallu que Rustid et Alfrina ignorent ses conseils et décident de jouer. Le biologiste se doute que sa femme souhaitait toujours en réalité récupérer Enola. Déjà à l'époque, il la soupçonnait d'éprouver de l'affection pour cette gamine. Après tout, elle lui rappelait certainement leur fille assassinée il y a de cela vingt ans par un homme sous la première version du dilitírio. C'est sans doute pour ça qu'Alfrina a refusé de l'éliminer. Et c'est sans doute pour ça également qu'elle a pris autant à cœur la trahison d'Enola.
Placer le journal falsifié a été d'une simplicité à tout épreuve grâce au code de la maison des Thierness soutiré à la jeune femme il y a huit ans. De même que manipuler quelque peu Joseline Juite pour qu'elle convainc Morgane de faire du tri dans son grenier. Ainsi la mécanique s'est mise en route. Lentement. Mais sûrement. Lorsque sa mère a été condamnée, Ethan n'a pas eu d'autres choix que de renouer avec Enola. Juan et Alfrina savaient qu'Enola accepterait de l'aider, bon gré, mal gré. En revanche, ils n'auraient jamais pensé que celui que tous surnomment le fil maudit dissimulerait son identité.
Ce que Juan a longtemps ignoré, c'est qu'Alfrina voulait conclure un marché avec la chimiste. Si elle revenait travailler avec elle, elle et sa fille étaient sauvées, Morgane innocentée et Ethan et Joeffrey épargnés. C'était aux yeux du biologiste, de la pure folie. Leur plan était pourtant si avantageux ! Ethan n'oserait jamais dénoncé celle qu'il a tant aimée, même en découvrant qu'elle avait tué son père ! Enola serait morte de culpabilité, Morgane exécutée, emportant avec elles l'idée même d'un antidote. Ethan aurait été écarté de la société, son nom sali et adieu les menaces que sa vivacité d'esprit faisait planer sur eux.
Juan se frotte les yeux en songeant au Naufrageur qu'il a envoyé pour tuer Enola dans les bas-fonds. Rustid l'a intercepté au dernier moment et a préféré injecter à Enola ce fichu catalyseur, espérant précipiter ces décisions. Ils voulaient que la chimiste descende au QG pour récupérer ce fichu carnet et ainsi la mettre face à la vérité. Ça, encore une fois, c'était le plan que Juan avait bon gré, mal gré, approuvé. Pourquoi diable, sa femme avait-elle décidé de brandir le carnet de nom comme un trophée ? Pourquoi n'avait-elle pas réfléchi davantage ?
Juan soupire. Il savait pourquoi en réalité. Car la santé mentale d'Alfrina s'étiolait. Elle s'attachait à sa vengeance contre Enola, mais ne lui parlait plus. Elle passait son temps au cimetière à pleurer sur la tombe de leur fille, prenait des risques inconsidérés. Et Rustid, désireux de lui plaire, suivait.
Lorsque Juan était revenu d'une livraison, il avait découvert le massacre. Ses poings fermés tremblent. Elle n'était pas censée mourir ! Tout comme Enola n'était pas censé remonter à la surface... La chimiste aurait dû succomber de culpabilité lorsqu'Alfrina lui a avoué la vérité ! Seulement voilà. Ils ont visiblement sous-estimé la force mentale de la jeune femme. Qui a non seulement résister au poison mais en plus fait sauter le QG. Avec Alfrina à l'intérieur...
Juan abat ses mains sur le bar, geste qui passe inaperçu dans le chahut du restaurant. Ils ont complètement perdu le contrôle de la situation ! Si Ethan Thierness n'avait pas été aussi vif d'esprit, s'il n'avait pas débusqué le mensonge d'Enola, s'il n'avait pas été aussi impitoyable... Ils auraient pu tout perdre ! Une fois le journal détruit par Enola et cette dernière tenue par la police, il ne restait plus qu'une chose à faire : détruire ce fichu antidote, détruire ce laboratoire et cette chimiste blonde qui en savait trop.
Et pour cela, rien de plus simple. Des dealers Camers, très bien entourés et appréciés, ont été pris après avoir soutenu Enola ? Celle-ci les a forcément dénoncés ! Alors qu'ils étaient prêts à l'aider... Laisser courir un bruit et il se transforme en vacarme. Ou en explosion... Le laboratoire et la boutique d'Enola Gramps se sont enflammés comme une forêt sèche, trois jours à peine après son arrestation.
Juan inspire profondément pour se calmer et ne pas exploser dans ce restaurant. ll ne reste plus qu'à se débarrasser de cette Juline et toute trace de cet antidote aura disparu dans les flammes. Leur confrérie sera sauve. Et Alfrina sera vengée.
Il sourit aux serveurs et aux clients qui viennent le complimenter sur les plats. La porte claque. Juan lève les yeux et croise le regard froid de Rustid. Un rictus se dessine sur les lèvres de ce dernier alors qu'il hoche la tête en faisant mine de porter un toast. Un sourire sans joie s'installe sur le visage du co-fondateur de la confrérie.
— Allez en cette soirée spéciale, j'offre l'apéritif à tous ! s'exclame-t-il à la cantonade. À la première Naufrageuse tombée ! On les aura tous ces bâtards !
Les gens applaudissent, sifflent, ravis ! Les rires, les éclats de voix créent une ambiance légère. Rustid se joint à lui et ils trinquent ensemble en contemplant les visages enjouées qui les entourent. Plus belle est la surface, plus sombre sont les profondeurs...
La sonnette retentit dans le restaurant au moment où ils finissent leurs verres. Juan se redresse et plonge alors dans un regard acéré qui le pétrifie sur place. Un parfait reflet du sien où brillent la colère, le chagrin et la douleur d'avoir perdu l'être aimé. Juan donne un coup de coude à Rustid qui se retourne. Ethan Thierness les fixe, appuyé sur le pas de la porte, son arme posée contre sa jambe.
— Salut Aaron...
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My Life, My Hell
Mystery / Thriller" Toute personne assassinant sous l'emprise du dilitírio sera exécutée dans les mêmes conditions que ses victimes. Toute affiliation avec ces personnes se faisant appeler les Naufrageurs sera condamnée à perpétuité. " Se faire oublier, voici l'objec...