Chapitre 57 / Une amitié franche

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Mathilde n'était pas dupe de la manœuvre de Jung. Elle attrapa le second bras de Lupita et les accompagna en souriant.

— Je vois que tu joues toujours au chien de garde, Jung, commença-t-elle avant de s'adresser à Lupita. Déjà ado, il régnait sur la tribu Ryker comme un bouledogue.

— Je tiens à ma famille, Mathilde. Et aujourd'hui, je suis l'assistant de Darius.

— Belle ascension sociale pour « il bastardo », finit-elle par dire à voix basse, toujours en souriant.

Lupita, choquée par le terme utilisé pour désigner Jung, se crispa.

— Ne vous inquiétez pas, Mlle Jones, c'est une tradition entre nous. Je suis « il bastardo ». Elle est « Sapho », murmura le jeune homme pour n'être entendu que d'elle.

— C'est ridicule, chuchota Lupita. Je trouve ça très... déplacé...

Lupita ne comprenait pas complètement la relation qui unissait Ryker et Park. Demi-frère, assistant, ami ? Jung revêtait des masques en fonction des situations, et c'était parfois difficile à suivre. Avec elle, il restait légèrement distant, mais lui parlait franchement. Elle surprenait ses sourires et devinait qu'il jouait aussi un rôle. Son « Mlle Jones » se teintait parfois d'une pointe d'ironie, sans pour autant revêtir de jalousie ou d'acrimonie. C'était comme si la situation l'amusait. Sauf à l'instant. Il prenait sa mission de protection très au sérieux. Et pour une raison qu'elle ne s'expliquait pas, Lupita ressentait le besoin de prendre sa défense.

— Ouhh... La chatte sort les griffes... Heureuse d'entendre ça, mais ça veut dire que Darius a du mouron à se faire s'il veut vous garder, dit Mathilde en lui lâchant le bras.

Lupita ne pouvait pas avouer qu'elle s'en fichait comme de sa première paire de chaussettes, étant donné le contrat qu'elle avait avec son patron. Toutefois, elle était curieuse de nature, et plusieurs réflexions, qui avaient été faites durant cette soirée, l'intriguaient fortement.

— Il a du mal à s'attacher ? lança Lupita alors que le bras de Jung se crispait légèrement sur le sien.

— Je ne sais pas aujourd'hui, mais quand il était étudiant, il était incapable de savoir ce qu'il voulait réellement. Il était la caricature du type qui ne sait pas choisir : Épris de liberté et des femmes... En attendant, je vois bien que c'est mort pour moi ici. Je vais aller voir ailleurs, avant que mes parents ne me remettent le grappin dessus pour me présenter tous les célibataires qui auraient le malheur de croiser leur chemin, finit-elle en levant son verre dans leur direction.

Jung retint un éclat de rire. Lupita leva les yeux au ciel. Croyant s'en être tirés à bon compte, il se dirigèrent vers la quatrième salle, laissant Darius, qui n'avait rien remarqué, avec Peter et ses parents.

L'avantage de la cette dernière salle était qu'elle donnait sur les jardins à l'arrière du bâtiment. Des fenêtres avaient été ouvertes pour laisser entrer l'air doux de ce début de printemps. Lupita qui avait particulièrement eu chaud près de Mathilde, s'approcha de l'une d'entre elle, alors que le smartphone de Jung vibrait.

— Excusez-moi, Mlle Jones, mais je dois répondre à ce coup de fil. Je reviens tout de suite. Vous pouvez commencer à faire un tour, si vous voulez.

La jeune femme préféra rester là où elle était, le regard tourné vers le jardin, dont l'obscurité était percée par les flaques de lumière projetées par les fenêtres du château. D'autres invités passaient en discutant à voix basse sans lui prêter attention. Lupita repensa à ce qu'avait dit Mathilde Dumont concernant le comportement amoureux de Ryker : épris de liberté et des femmes.

Elle comprenait mieux pourquoi il était encore célibataire, alors que ni sa position sociale, ni son physique ne le destinait à la solitude. D'où son choix de fausse petite amie au lieu de faire l'effort de faire des rencontres et d'envisager l'avenir à deux.

Alors que Lupita s'accoudait à la fenêtre pour respirer l'air du soir, elle grimaça. L'air du soir en question empestait le tabac. Et cette odeur lui était familière. Elle baissa ses yeux vers les bosquets en contrebas et remarqua la faible luminosité d'un mégot sur lequel quelqu'un tirait. Comme si elle n'avait connu qu'un seul être en capacité de fumée en cet instant, elle demanda doucement :

— Dieu ?

— Cendrillon ? Il va falloir que l'on cesse de se voir de cette manière. Ça va finir pas faire jaser.

— N'importe quoi !

— Je vous assure. Si on nous découvrait à cet instant, tels Roméo et Juliette...

— Merci pour tout à l'heure, le coupa Lupita en souriant.

— Je ne vois pas de quoi vous parlez.

— Merci quand même, souffla la jeune femme en disparaissant cette fois.

Gabriel tira de nouveau sur le mégot avant de l'écraser dans le pot de sable qui avait été placé à cet effet, juste près de la porte de service menant aux cuisines. Il ignorait pourquoi il se comportait comme ça avec cette fille. Pourquoi il jouait au grand frère sympa et protecteur. Il ne s'était même pas posé de question quand il l'avait vue en difficulté. Il y était allé franco, en se réjouissant d'avance de la colère de la vilaine sorcière qui osait perturber la soirée de sa Cendrillon.

Heureusement pour lui, le patron avait cru à son histoire de maladresse. Quant aux excuses qu'il avait dû formuler à la sorcière, son physique avait joué en sa faveur. Il avait perçu très clairement dans l'œil de cette vilaine femme que, derrière sa colère, elle dissimulait un intérêt évident pour sa personne. Intérêt non réciproque, cela va sans dire, mais il avait joué le jeu, en allant même jusqu'à donner son numéro de téléphone – à deux chiffres près, hein, il ne fallait pas abuser quand même - pour, soi-disant, le remboursement du teinturier. Il plaignait le pauvre bougre qui allait se fader les appels de l'hystérique.

Concernant sa jolie et pétulante voisine, il n'était sûr de rien. Il avait trouvé amusante cette façon qu'elle avait d'imaginer un drame là où il n'y avait qu'une escarmouche de la vie. Il la trouvait jeune, naïve et rafraîchissante. Pas encore abîmée par les coups du sort. Pourtant, il était prêt à parier qu'elle en avait subi, elle aussi. Mais elle avait encore la force de se battre. À sa manière, c'est à dire n'importe comment. Mais c'était amusant. Et elle était là, sa drama-queen préférée, dans ce panier de crabe, au bras d'un type qui n'avait aucun sentiment pour elle, mais qui avait besoin de ses services. Un type qui ne se rendait pas compte du merdier dans lequel il venait de mettre les pieds. Parce qu'une chose était sûre, leur combine n'allait pas durer éternellement.

Gabriel soupira en commençant à ranger les verres vides. Après sa « maladresse », il avait été assigné en arrière cuisine pour le restant de la soirée. La situation lui convenait parfaitement tant qu'il était payé. Il savait qu'on lui déduirait les verres de sa paye, mais n'en ressentait pas d'amertume. Il soupira encore. « Cendrillon » était vraiment devenue un élément de sa vie, pour qu'il accepte une sanction pour d'elle.

En réalité, sans trop savoir comment, la jeune femme avait réintroduit dans son existence un élément qu'il croyait perdu : l'étincelle de la joie simple. Un souffle qui le sortait du puits dans lequel, plusieurs années auparavant, des évènements funestes l'avaient précipité sans espoir de retour. « Cendrillon » était une mince corde qui, par un hasard étrange, s'était faufilée jusqu'à lui, et à laquelle il avait eu le choix de s'agripper.

Gabriel n'avait pas d'amour pour sa voisine. Enfin, pas celui que l'on associe au désir, en tout cas. Mais très certainement celui que l'on associait à la reconnaissance. C'était ça. Cette petite jeune femme au visage expressif et à la candeur naturelle lui donnait quelque chose auquel il ne s'attendait plus. Et ce sans rien demander en retour. Il était donc bien naturel qu'il tente de la protéger.


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