Chapitre 34 / Un manque

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Décidément, pensa Darius, il allait devoir revoir sa façon de réagir, car c'était la deuxième femme à partir en colère après avoir eu une conversation avec lui. Soit il avait perdu l'habitude des conventions dans les relations humaines, ce dont il doutait fortement. Soit, il n'était pas dans son assiette. Il opta pour la deuxième réponse.

Il devait se rendre à l'évidence. La perte de son père l'affectait bien plus en profondeur qu'il ne l'avait cru au départ. Il se pensait prêt à affronter la vie sans lui. Il pensait même déjà le faire, loin des siens, sur son île. Mais ça n'était pas le cas, manifestement.

Avec son frère Magnus, ils s'étaient épaulés avant et après l'enterrement. Désormais seul, Darius ressentait le manque et la perturbation. Il n'arrivait pas à retrouver la sérénité qu'il arborait en toutes occasions, d'ordinaire. Il était affecté au point de contrer les manigances d'un vieil homme fourbe et calculateur avec un plan plus alambiqué qu'efficace. Ça ne lui ressemblait pas, lui qui aimait que les plans soient rigoureux et techniquement irréprochables.

Il se demanda comment Magnus se sentait, lui. Est-ce qu'il éprouvait tristesse et manque comme lui ? Certainement, puisqu'il était encore plus proche d'Alexander. « Comment faisait-il pour gérer ce gouffre affectif ? » pensa Darius avant de songer que son frère n'était pas seul, justement. Il n'était pas seul. Il avait Charlotte et leur futur enfant.

Darius soupira. Depuis son arrivée à Paris, c'était la première fois qu'il ressentait aussi fort le regret de sa vie passée. Le regard perdu dans le fond des tasses qu'il avait posé dans l'évier, il laissa son esprit vagabonder au gré de ses souvenirs. Il pensait être assez fort pour parvenir à surmonter ce genre de vague à l'âme, mais la passion dont avait fait preuve Lupita Jones au sujet de cette convention, lui avait rappelé comme il aimait, lui-même, surfer et nager.

Prêt à se lever avec l'aurore pour attraper la meilleure vague. Prêt à rester tard pour voir le soleil se noyer dans l'océan. Prêt à supporter la solitude pour avoir la chance de faire ce qu'il aimait, ce qui lui donnait le plus de satisfaction. Pas que tout ait été parfait là-bas, loin de là. Il y avait eu son lot de galères et de doutes, mais il y avait toujours l'océan. Toujours cette joie simple de chevaucher la vague avec cette certitude au ventre qu'il ne maîtrisait rien en réalité, si ce n'est lui-même. Ce qu'il n'arrivait même pas à ressentir ici. Il avait l'impression d'être dépassé, tout en feignant de contrôler la situation. Il devait se reprendre, se secouer, où son fichu plan échouerait.

***

— Jung ? J'ai besoin que tu ouvres un compte pour Mlle Jones.

— Un compte ? Un compte en banque, tu veux dire ?

— Oui. Un compte en banque ! Pas un compte IKEA family !

— Ok... Je vois que môsieur a ses humeurs ! Elle te fait chanter ? C'est ça ?

— Elle a besoin de liquidité pour acheter des vêtements et tout ce qu'il faut pour avoir l'air d'une femme digne de ce nom.

— Une femme digne de ce nom... Il me semblait qu'elle pouvait prétendre au titre sans cela, mais pas de problème. Je comprends. Elle n'a rien à se mettre.

— C'est probablement vrai, en l'occurrence, vu comment elle s'habille.

Jung ne répondit rien. Il se contenta de soupirer. Il se demandait encore pourquoi Darius n'avait pas pris l'option comédienne plutôt qu'employée dans la merde. Ça ne lui ressemblait pas. Son demi-frère n'était pas à son maximum, c'était évident. Pourtant, il ne lui en dirait rien.

Jung n'était pas Magnus. La relation qu'il avait avec Darius, bien que profonde et solide, n'avait rien à voir avec celle que les deux frères cultivaient depuis leur enfance. Sans pouvoir se l'expliquer, il leur enviait un peu ce lien, car il s'était tissé dans l'intimité de leurs soirées d'enfance, dans les tâches répétitives du quotidien. Toutes ces choses qu'il n'avait pas vécu avec eux. Lui avait eu droit aux vacances magiques et à la liberté qu'elles permettaient, à la complicité dans l'exploit et l'aventure. C'était déjà énorme, et il le savait. Il avait eu de la chance de tomber sur Alexander et ses fils. Il avait eu de la chance d'être de leur sang.

— Bien. Donc j'ouvre un compte pour notre future miss France, qui sera alimenté par ?

— Tu te débrouilles pour que le lien entre nous ne soit pas visible. Et tu mets une grosse somme.

— Un montant particulier ?

— Jung !

— Ok ! Ok ! Je me débrouille ! rigola l'intéressé, qui savait pertinemment que toutes ces subtilités ennuyaient profondément Darius. Je m'occupe de tout dès demain matin. Tu as eu des infos pour le profil ?

— Elle me fait un topo ce soir. Tu l'auras demain. Enfin, j'espère.

— Pourquoi douter ?

— Elle est partie un peu fâchée.

— Un peu comment ?

— Elle a crié et claqué la porte.

— Comment fais-tu pour énerver autant de femmes en si peu de temps, Darius ?

— Ça n'est que la deuxième.

— Est-ce qu'elle était fâchée au point de revenir sur le contrat ?

— Je n'en sais rien. Nous verrons demain.

— Excuse-toi.

— Comment ça ?

— Excuse-toi par message interposé, mais excuse-toi.

— Groumpf...

— Et pas de grognements ! Tu as formalisé un accord avec elle. Il faut avancer maintenant. D'autant que Deimos a cherché à te joindre concernant le message que tu lui as laissé à propos des rendez-vous annulés. Il avait l'air de partir en guerre.

— Ok. Je vais m'excuser.

— Sinon, contacte une autre fille dès ce soir. Je t'ai laissé quelques numéros de comédiennes que je connais.

— Ça ne sera pas nécessaire. Je vais m'excuser. Tu as raison.

Jung raccrocha. Donc Darius préférait s'en tenir à la cible initiale. Intéressant.

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