- ¡Eh! ¡Santi, psst! ¿Dónde estás? me demande Espaminondo, me sortant de ma torpeur.
- Pardon, j'ai pas écouté, fais-je dans la même langue. Tu m'as parlé ?
- Moi non, mais le prof donne les devoirs pour la semaine prochaine. Tu devrais écouter.
Je hoche la tête, le remercie d'un regard, et reporte mon attention sur le cours. Nous sommes en cours général, que nous avons cinq heures par semaine, et le seul cours auquel je ne participe qu'à moitié. Et pour cause: certes, nous allons à l'École des trains, mais nous avons aussi des cours sur des choses essentielles telles que l'espagnol ou les mathématiques. Et vu que seuls les trains m'intéressent, j'ai du mal à suivre pendant les cours généraux.
Le professeur prend la parole, nous annonçant les devoirs à faire pour la semaine prochaine. Étant donné que nous sommes jeudi après-midi, il va falloir que je m'y mette si je veux être libre ce finde.
- Para la semana que viene, quiero que me presentéis a vuestro ancestro más remoto que podáis encontrar.
Surpris par ce devoir, je lance un coup d'œil interrogateur à mon ami. Il sourit et secoue la tête, comme pour dire « Santi, Santi, Santi, t'es impossible. »
- On a travaillé sur les différents types de liens familiaux qui existent, me chuchote-t-il en espagnol, la seule langue qu'il ait jamais su parler.
- Ah, ok, je réponds, prenant soin de ne pas parler trop fort.
Le cours se termine, et Mino et moi sortons de l'établissement pour commencer l'ascension de la petite colline qui mène chez nous. Il fait froid et sec, mais un petit rayon de soleil réussit à percer l'épaisse couche de nuages gris, inondant la route devant nous d'une douce lueur argentée.
- Les premières neiges sont pour bientôt, fais-je remarquer.
Mon compagnon acquiesce, et nous poursuivons notre chemin en silence, chacun plongé dans ses pensées respectives.
Au bout de dix minutes de marche dans le dédale de maisons qu'est la calle de la estación, nous arrivons enfin sur le porche de la mienne. Nous entrons, déchaussons nos bottes d'hiver, retirons nos manteaux et nous avançons dans l'étroit couloir aux murs de pierre jusqu'au salon. Nous y saluons rapidement ma mère avant de revenir sur nos pas et bifurquer à droite pour grimper l'escalier qui mène à l'étage. Une fois en haut, nous allons jusqu'au bout du corridor qui s'ouvre sur la gauche pour pénétrer dans ma chambre. Cette dernière est très petite et octogonale. En face de la porte, il y a mon bureau, à gauche, une armoire de vêtements, et à droite, collé au mur comme le reste du mobilier, mon lit. Au milieu de la pièce, un tapis coloré est installé sur le parquet de bois pour isoler du froid.
En entrant, Mino sourit.
- Toujours autant en bordel, fait-il en lorgnant mon bureau.
- Tais-toi, je rétorque, faussement vexé.
Il obéit, mais ne peut s'empêcher de sourire en s'asseyant sur mon matelas.
Il est de ceux qui, sans pour autant être remarquablement beaux, ont un charme naturel. Son sourire, simple et sincère, ferait craquer n'importe qui. Plus massif et musclé que moi, il est cependant le plus petit de nous deux. Lui a le physique parfait d'un espagnol, hormis son nez, cassé à cinq ans, lorsqu'une clé anglaise a eu le malheur de lui tomber dessus alors qu'il faisait le pitre sous l'étagère de laquelle l'outil est tombé.
Cheveux bruns et courts, grands yeux marrons, longs cils, lèvres charnues et craquelées par le froid de la fin du mois de novembre. Il a un an de plus que moi, parce que je suis né en fin d'année. Il a donc quinze ans, même s'il en paraît seize, à cause de ses traits durcis par la mort prématurée de son père, il y a trois ans, et les durs temps qui l'ont suivie.
Je m'assois à ses côtés et nous commençons les devoirs en rapport avec les engins ferroviaires. Le plus amusant d'abord.
Maquettes, croquis, images et leçons, il y en a rapidement de tous côtés, à en perdre la tête. Au bout d'une heure de travail, nous en avions fini. Enfin, on pensait. On avait oublié les devoirs du cours général.
-Merde! fais-je en y pensant.
Je lève les yeux au ciel, mon ami grogne, et nous restons ainsi, à ruminer chacun de notre côté pendant cinq bonnes minutes, jusqu'à ce que Mino brise le silence.
- En vrai, comment tu fais pour retrouver ton plus ancien ancêtre ?
Je hausse les épaules et garde le silence. Je finis tout de même par répondre, bien que la question ne m'était pas vraiment adressée:
- J'en sais rien. Peut-être qu'on doit demander aux parents.
Il ne répond pas, ne bouge pas non plus, mais je sais qu'il a entendu. Je finis par me lever, m'étirer et redescendre l'escalier pour aller demander comment faire à Maman. Mino m'imite rapidement, et nous déambulons dans le salon.
Je n'ai absolument aucune envie de faire ce devoir !
J'étais à mille lieues d'imaginer qu'au contraire, il allait s'avérer au-delà d'intéressant et d'une importance cruciale pour moi.
- ¡ Mamá ! Necesitamos a tu ayuda para una tarea. ¿Tienes tiempo ?
Ma mère, assise devant sa toile, tourne la tête dans notre direction, sans pour autant détourner les yeux de son œuvre. Elle est douée pour la peinture. Plus que cela, même. Lorsqu'elle peint, c'est une autre personne. Belle, gracieuse, et terriblement sérieuse. Quand j'étais petit, je passais des heures à la regarder peindre. Je le fais d'ailleurs encore, quelques fois.
- Un segundo, répond-t-elle.
Elle termine son trait avec une précision stupéfiante, pose son pinceau, essuie ses mains sur son tablier de lin gris, puis se tourne vers nous.
Je lui explique la situation très brièvement, afin de gagner du temps. Lorsque je termine mon récit, elle réfléchit quelques instants, puis lève sur moi un regard dans lequel une ombre de chagrin m'inquiète:
- Je crains qu'il ne te faille entrer dans la maison de ton arrière-grand-père, cariño.
Je me tais quelques secondes, le temps qu'il me faut pour comprendre ce que ça insinue. Puis j'ouvre les yeux comme deux soucoupes ainsi que ma bouche avant de la refermer sans avoir émis le moindre son.
Bien que ma mère m'ait parlé en français - avec un fort accent espagnol bien sûr - Mino a compris, et me regarde d'un air gêné et navré.
José Delalma, mon arrière-grand-père, est mort il y a bientôt deux ans. Il était pour moi le grand-père que le ciel ne m'a pas donné. Nous étions terriblement proches; je rentrais chez lui après l'école, au lieu de chez moi. Lorsque je faisais un cauchemar, je me rendais dans sa petite maison au bout de la rue, à la lisière de la forêt de pins, pour passer le reste de la nuit chez lui.
L'espérance de vie étant de cent ans, il est mort à cent treize ans. Ça m'a détruit. Depuis, j'ai travaillé à fond pour oublier. Je ne me suis pas non plus rendu dans sa maison, et aujourd'hui je vais devoir le faire.
- Pourquoi ? parviens-je à articuler.
C'est alors que j'apprends que mon arrière-grand-père gardait dans une boîte depuis ses douze ans tous les journaux qui parlaient d'un de nos ancêtres.
Un silence de plomb s'installe. Je finis par déclarer d'une voix rauque :
- Vamos.
Mino et moi sortons de la maison et entamons les deux cents mètres qui nous séparent de la lisière de la forêt.
Mon ami garde le silence, ce dont je lui suis très reconnaissant. Je me sens nerveux. La tension monte à chaque pas qui me rapproche de notre but. Je tente de me rassurer, me disant que c'est normal et que ça va passer. Mais une fois sur le porche, contre toute attente, j'éclate en sanglots.
☆☆☆
"Hé! Santi, psst! T'es où?"
"finde" est l'acronyme de "fin de semana", littéralement "fin de semaine".
"Pour la semaine prochaine, je veux que vous me présentiez votre plus lointain ancêtre que vous puissiez trouver."
"Maman! On a besoin de ton aide pour un devoir. T'as un peu de temps?"
"Une seconde"
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Atocha TI - Digne de Vivre
Science Fiction[~SF•Fantaisie•Romance~] Suite à une expérience étrange dans l'ancienne gare d'Atocha, Santiago Delalma cherche à en savoir le plus possible sur cette gare, et tombe ainsi sur une jeune fille, son ancêtre morte 100 ans plus tôt. Avec l'aide de ses d...