Chapitre 8 - la ruse d'Alessa

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Alessa jeta un coup d'oeil à sa montre. Onze heures trente. Le parrain local prenait chaque matin l'apéro en tapant le carton dans le café principal, à côté de la grosse église. Là où était garée sa voiture. Il lui revint soudain la vieille tradition mafieuse de la protection. Elle était tombée en désuétude, mais c'était sa dernière carte. Plonger dans la gueule du loup pour éviter ses mâchoires. Elle se rua dans la salle, se glissant entre les gardes du corps de l'entrée, des balourds qui ne l'avaient même pas vue arriver. La taverne était archi pleine ; ça bavardait, ça rigolait dans tous les coins. Elle visa la table principale en face du bar, et se jeta aux pieds du parrain. Avec la gestuelle ancestrale, elle lui dit à très haute voix pour être entendue de tous,

– Je vous demande protection, Don Gaetano.

Ses poursuivants étaient à la porte. Gaetano Badalamenti les regarda méchamment et fit un signe de tête de côté qui signifiait « Foutez-moi le camp, bande d'incapables ! » ; puis, sous les regards de tous, dans le café soudain plongé dans le silence, il fut bien contraint d'accorder la sauvegarde requise. Selon le vieux rituel dont il se souvenait vaguement. Ça devait consister à offrir sa main ou sa bague à baiser. Il tendit sa patte vers Alessa avec un tel regard de haine qu'à peine la bénédiction reçue, elle ne s'attarda pas. Elle paya sa note, ramassa ses affaires, laissa les clés de l'auto à l'hôtel, Hertz la récupérerait, elle était réglée pour la semaine, prit un taxi et le premier vol pour Rome, avant que le Don comprenne vraiment ce qui s'était passé. En fait, elle ne risquait plus rien de ce mafieux-là, car, lui ayant octroyé sa protection devant toute la ville, il lui était difficile de revenir en arrière sans essuyer la réprobation.

*

TW: morts violentes

Pendant la nuit, deux jeunes mafiosi de la famille Badalamenti s'intéressèrent à la Fiat. C'était des adolescents qui venaient de prêter le serment. Le vol de bagnoles de location était rentable. Elles étaient toujours en bon état et les agences ne portaient jamais plainte. Elles payaient le pizzo, la redevance. À Messine, ils connaissaient un receleur qui en donnerait un prix décent. Ils devaient encore faire leurs preuves au bas de l'échelle pour monter dans la famille. Au moment où, après avoir forcé la serrure sans peine, ils joignirent les deux fils dénudés, l'explosion se produisit. Elle projeta des débris mécaniques et humains à cinquante mètres à la ronde, brisant vitrines et fenêtres.

Entendant la déflagration depuis chez lui où il dormait du sommeil du juste, ne venait-il pas d'octroyer sa protection à l'ancienne, le parrain explosa à son tour. Il téléphona à un sottocapo.

– Triple crétin, tu n'as pas fait ôter la charge !

– Euh, je l'avais prévu à l'aube.

– J'espère pour toi que tu vas la dépasser, l'aube.

Et il reposa le combiné de bakélite noire avec délicatesse.

*

À Palerme, à la réunion de la Coupole, Badalamenti raconta ce qui s'était passé. C'était la réunion des chefs mafieux de l'île où l'on décidait des grandes options, quels territoires allaient à qui, et des petites ; ce futur suicidé là, fallait-il le faire disparaître dans de l'acide ou bien est-ce qu'on pouvait simplement le laisser pendre ? Un des capi offrit généreusement à Badalamenti de se charger de l'élimination de la journaliste. Puisqu'il ne pouvait plus le faire. Bien volontiers, répondit le Protecteur ravi. C'était chose faite. Le capo dei capi demanda :

– Elle s'appelait comment cette salope ?

– Alessa Lombardi.

– Je me réjouis de lire dans la presse qu'elle s'est fait mitrailler en pleine rue. J'espère qu'elle est connue. Que ça serve de leçon aux autres fouille-merdes de son espèce.

– Mais nous ne sommes pas de la merde, mon cher, objecta le boss de Catane qui avait fait ses lettres.

– Ouais, façon de parler Don Cicio. Tu dirais comment toi ?

– Empêcheuse de danser en rond.

– Va pour ton empêcheuse. De toute façon, son avenir est bouché, quel que soit le nom qu'on lui donne.

Tous rirent de bon coeur et ils passèrent aux affaires sérieuses après cet amuse-bouche.

Quelques jours plus tard, le capo di capi sicilien était au téléphone avec son complice américain pour régler une livraison. Il raconta l'épisode de la petite futée de journaliste qui avait trouvé le moyen de se faire protéger par celui-là même qui lui avait envoyé ses effaceurs. Elle était bien bonne et faisait le tour de la Sicile.

– Elle s'appelle comment ta donzelle ?

– Alessa Lombardi.

– Hein !

– Quoi ?

– Répète-moi son nom ?

– Alessa Lombardi.

– Ton collègue, celui qui lui a expédié ses nettoyeurs, tu peux le joindre vite ?

– Oui, bien sûr. Mais quel est le problème ?

– Alessa Lombardi, c'est la nièce du président des États-Unis, Jimmy Carter.

– Hou-là ! Tu es sûr ? Tu me fais une farce ?

– C'est la fille de la soeur de sa femme. Ils s'adorent selon les gazettes. Tu as intérêt à faire vite. Si tu ne veux pas avoir la 6e flotte et le service Action de la CIA sur le dos.

– Merci, je te rappelle.

Alessa Lombardi était rentrée chez elle. Loin de la Sicile, dans Rome et ses deux millions d'habitants, elle se sentait en relative sécurité, car sa ligne était sur liste rouge, tout comme l'adresse de son appartement. Elle avait à nouveau bûché les anciennes pratiques mafieuses. La protection d'un boss, une fois qu'elle avait été donnée, ne pouvait pas être retirée. C'était leur code d'honneur. « Ça vaut quoi encore aujourd'hui ? Les meilleures traditions se perdent. Et pas seulement à Cosa nostra. » Cette pensée la fit sourire sous la douche. Il commençait à faire chaud à Rome. Si elle avait su ce qui se tramait dehors, elle aurait été moins sereine.

La Pieuvre au Vatican (T2 de la série Diagonale Italienne)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant