Chapitre 10 - d'un pape à l'autre

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août 1978 - Rome

Le 6 août, Alessa Lombardi griffonna dans son carnet de notes :

« Mort de Paul VI. Laisse le souvenir d'un être mal dans sa peau, torturé et hésitant. Ce type avait tant voulu être pape ! Mais évêque, il était déjà à son niveau d'incompétence. Sur le contrôle des naissances, c'est Wojtyla qui lui a tenu le stylo. Et sur le blanchiment, Sindona & Co. »

jeudi 24 août 1978 - Vatican

Même dans les jardins ombragés du Vatican, ce mois d'août romain était torride. Le lendemain, les 111 cardinaux-électeurs seraient bouclés dans la chapelle Sixtine, fenêtres colmatées, sans climatisation, jusqu'à ce que pape s'en suive. Ce qui devait assurer un conclave bref. Albino Luciani, le cardinal-archevêque de Venise, était venu dans sa vieille Lancia qui était tombée en panne en arrivant à Rome.

– Tu peux me la faire réparer rapidement, Vittorio ? J'aimerais vite rentrer à Venise dès qu'on aura un nouveau pape.

– Ne t'en fais pas mon oncle, je m'en occupe. Elle n'a pas encore rendu l'âme ta bagnole. Tu es bien logé ?

– Oui. Par contre, les cellules de la Sixtine sont spartiates. Pour assurer un vote rapide si la canicule ne suffit pas.

– Le conclave se présente comment ?

– Il n'y a jamais de candidats déclarés. Ce serait inconvenant. Ils seraient grillés d'entrée. Il n'y a pas de tractations. Tout provient du Saint-Esprit le moment venu. On prie, on dit des messes, on discute. Mais on ne négocie pas. On échange. On formule quel serait le pontife idéal, et comme par miracle il correspond exactement à un prélat bien réel. On ne dit pas « Votez pour Jean », on en fait le portrait théorique et on comprend.

– Y a-t-il des partis, des courants, des coteries, comme on le lit dans la presse ?

– De tout ça. À chaque élection, émergent toujours deux groupes marqués. Le clan conservateur et traditionaliste, voire rétrograde. Et le parti libéral, qui aimerait une direction plus collégiale, une Église moins riche et plus ouverte sur les sociétés modernes. Entre ces deux pôles dont aucun n'a la majorité des deux tiers se trouve le marais. Comme dans la Convention française durant la Révolution. C'est le marais qui fait le pape. Les termes utilisés pour étiqueter les partis sont différents de ceux de la politique, mais les fonctionnements sont les mêmes. Parfois, le pape est issu du marais. Il est le plus petit dénominateur commun des deux clans opposés. Qui s'y résignent s'ils ne peuvent pas faire élire l'un des leurs. De temps en temps, il provient de la gauche, plus souvent de la droite. Lorsque le marais s'est rallié à l'un des deux pôles.

– Et les cardinaux de la Curie, ils comptent autant qu'on le dit ?

– Oui. Ils sont 35. Un bloc assez homogène. En général, ils votent à droite pour un Italien, afin d'affermir le contrôle politique sur l'Italie. S'ils ne peuvent pas placer un conservateur italien sur le trône de Saint-Pierre dès les premiers tours de scrutin, ils se contentent d'un représentant du marais. Mais, attention, un Italien ! Auquel ils pourront faire faire ce qu'ils veulent.

– Ce n'est pas très pastoral ce que tu me racontes -là, dit Vittorio en rigolant !

– Oh, si je te servais le vocabulaire ecclésiastique qui enrobe tout cela de miel, tu n'y comprendrais rien.

– Et toi, tu es où là-dedans ?

– Oh moi, je ne risque rien grâce à Dieu ! On vote et hop je rentre à Venise.

– Tu sais déjà pour qui tu vas voter ?

– Oui, mais ne le dis pas, nous n'avons pas le droit car on s'expose à l'excommunication. En confidence, ce sera pour Lochscheider. C'est un Brésilien aimable, amical, pas dogmatique du tout. Il n'est ni italien ni européen, il ouvrirait les fenêtres ; il ferait du bien à l'Église qui se sclérose. Il pourrait poursuivre dans la ligne de Jean XXIII qui a disparu trop tôt.

– T'es un peu révolutionnaire !

– Non, juste évolutionnaire, éclata de rire Luciani. Prends seulement des sujets simples, mais essentiels comme le contrôle des naissances, le mariage des prêtres, la place des femmes dans l'Église, l'accumulation de richesse par le Vatican. Ce sont des questions qui peuvent se résoudre aisément avec du bon sens et de la compassion. Un chiffon à poussière ne ferait pas de mal dans cette belle bâtisse vétuste.

– J'espère que tu seras élu avec ces idées.

– Ne t'en fais pas, je peux dormir tranquille. Je ne cours aucun risque de tomber là-dedans. Si on allait casser la croûte ? Tu m'emmènes dans un de tes restos préférés ?

– J'y ai rencard avec Nancy à une heure, ça te va si on déjeune tous les trois ?

– Parfait. Je m'habille plus discrètement. Et je vous rejoins. Je me réjouis beaucoup de la revoir.

– À tout de suite.

samedi 26 août - Vatican

Le surlendemain soir 26 août, le cardinal protodiacre s'avança sur le balcon de la basilique Saint-Pierre. Depuis plus d'une heure, de la fumée, tantôt noire, tantôt blanche, tantôt grise, sortait de la célèbre cheminée. À l'intérieur de la chapelle Sixtine, les cardinaux jetaient leurs notes dans le poêle. Elles créaient de la fumée noire qui se mélangeait avec la fumée blanche que le préposé émettait.

– Mais, arrêtez, nom de D... Tonnerre, criait-il !

Mais, tandis qu'il sermonnait l'un, un autre, dans son dos, se débarrassait de ses annotations dans le feu.

Les journalistes de radio extrapolaient.

– Que signifie en droit canon cette alternance de fumée blanche et noire, entrecoupée de grise ?

– Probablement une nouveauté de la Curie. Pour exprimer qu'aucun pape n'a encore été choisi. Mais que le conclave est tout proche du but.

– Tout à fait Thierry. L'Église ne finira pas de nous étonner par ses innovations, sa capacité d'adaptation. C'est magnif...

– Excusez-moi, mais on me signale que des chants liturgiques s'entendent. Ils viendraient de la chapelle Sixtine.

– Est-ce que ça signifierait que les cardinaux sont contents ?

– Oui, et s'ils le sont c'est qu'un pape a été élu.

– Tout à fait. Mais la fumée, voyons, je ne vois pas bien, vous la distinguez, vous, d'où vous êtes ?

– Oui, je la vois bien. C'est parfaitement clair, elle est grise.

Ainsi en allait-il depuis une heure sur les radios du monde, lorsque cette silhouette du protodiacre apparut au balcon mythique. Il régla le micro, le tapota, puis il clama :

– Habemus papam !

Une ovation s'éleva de la multitude amassée sur la place.

Puis, habillé de blanc, Albino Luciani se montra. Il salua les fidèles avec un grand sourire. Puis il disparut. Mais la foule l'acclamait tant, qu'il dut revenir. Comme au théâtre.

Profondément ému, il pensait « Dans quel guêpier me suis-je fourré ? »

La Pieuvre au Vatican (T2 de la série Diagonale Italienne)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant