Chapitre 6 - 10 mai 1978 - Rome, mort d'Aldo Moro

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Deux mois plus tard, le 10 mai 1978, au lendemain de l'assassinat d'Aldo Moro, Alessa Lombardi se rendit dans les bureaux de Fendinebbia.

Dans le vieil appartement, au 4e étage de l'immeuble, un fouillis indescriptible s'était sournoisement installé, malgré les protestations de Fabio, le rédacteur en chef. Rien ne changeait, chacun suivait son exemple et ajoutait des documents aux piles, dont les strates initiales remontaient à la fondation de la revue.

Alessa embrassa Fabio, sur le mince espace de peau disponible, entre la tignasse et une barbe taillée au millimètre. Après avoir salué les deux autres, elle alla se percher, un peu à l'écart, sur des archives qui bloquaient une porte ouverte. Celles des quatre autres bureaux étaient maintenues de même, si bien que la rédaction ressemblait à des tranchées protégées par des sacs de sable, méthode de classement qui incitait à un style de direction collaboratif, dans l'esprit encore vivace de mai 68.

La jeune responsable administrative était à califourchon sur une chaise, prête au derby d'Ascot. C'était sa place usuelle, elle ne s'asseyait jamais sur l'un des fauteuils crapauds qui dataient de l'unification de l'Italie. Elle manifesta sa joie de revoir Alessa, qu'elle avait pourtant croisée une heure auparavant, toujours souriante et riante, à tel point que même les plus revêches finissaient par se faire contaminer. Petite, un peu boulote, elle était souvent vêtue de noir, qui, croyait-elle, affinait sa taille.

Le trio avait interrompu sa discussion animée à l'arrivée d'Alessa. Le troisième était un journaliste d'investigation pointu, un géant dans la quarantaine lui aussi, comme Fabio. Il avait tant bien que mal installé son immense carcasse sur le canapé, qui semblait dès lors un jouet d'enfant.

La veille, on avait retrouvé le corps d'Aldo Moro dans le coffre d'une voiture populaire, une Renaut R4, garée entre le siège de la Démocratie Chrétienne, la DC, et celui du Parti Communiste, le PCI. Pour bien indiquer, à titre symbolique à l'opinion publique, que les Brigades rouges étaient proches du peuple, et surtout qui étaient les véritables responsables du crime.

– C'est bien dans le style sophiste des brigadistes, s'indigna le colosse ! Nous, on n'a tué personne. C'est vous les oppresseurs, c'est vous qui avez assassiné votre complice Moro par votre refus de libérer nos treize valeureux camarades que vous avez kidnappés et torturés en camp de concentration.

– Oui, c'est dans la manière de leurs neuf communiqués alambiqués, acquiesça Fabio, appuyé contre la table ovale et veillant à ne pas ébranler la tour de Babel dans son dos. 

Il poursuivit.

– Ces manifestes des brigadistes sont un brouet de propagande surréaliste. Toutes les situations complexes de la vie doivent se caser dans leur schéma. De gré ou de force.

– N'empêche, s'exclama la femme à califourchon ! C'est horrible pour sa famille. Deux mois de souffrance ! Vous avez lu ses lettres ? Elles sont poignantes. Il demande à ses collègues de la DC de négocier sa libération contre celle de brigadistes en prison. Tout au long, ses collègues du gouvernement accusent une fin de non-recevoir. Ils auraient pu le sauver.

– La raison d'État, lâcha l'alpha du sofa. Traiter avec les Brigades rouges, c'était les reconnaître politiquement. C'était risqué pour la stabilité de notre société de relâcher des terroristes idéologues. Elle est déjà si ébranlée. Un État de droit peut-il céder au chantage sans se suicider à petit feu ?

– Te revoilà avec tes grands principes politiques, lança la noiraude ! Elle tanguait sur sa chaise, transformée en canasson furieux. Ni Andreotti, le président du Conseil, ni Cossiga, le ministre de l'Intérieur, ni même le pape Paul VI n'ont levé le petit doigt pour négocier et sauver Aldo Moro !

La Pieuvre au Vatican (T2 de la série Diagonale Italienne)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant