Chapitre 24 - duplicata

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Vendredi 22, Vatican

Après cet appel du président américain, Luciani eut des scrupules. Son devoir n'était-il pas de rester à la barre ? Un capitaine abandonne-t-il son navire en plein naufrage ? Car l'Église était bel et bien en naufrage moral. Il balançait entre son désir de vivre et son engagement de pasteur.

S'il restait, il mourrait. Sans rien réformer. Sa mort ne servirait à rien. Elle aurait du panache, mais serait vaine. « Et si je faisais au moins une réforme avant de m'éclipser ? C'est si embrouillé. Et pourtant. Je sais qui sont les plus corrompus. Marcinkus, Mennini et de Strobel. Je vais les évincer. Et mettre mon successeur devant le fait accompli. »

Avec le concours du secrétaire d'État, il fit préparer les documents pour trois licenciements et trois nominations. Après cette mise en place, sa culpabilité s'atténua. Pour le contrôle des naissances, c'était trop tard. L'inversion d'une encyclique papale, l'Humanae Vitae de Paul VI, ne se réalisait pas en trois coups de cuillère à pot.

*

– C'est prêt. Il est hyper ressemblant. Au-delà de ce que j'espérais ! L'illusion est parfaite. Tu peux venir le chercher quand tu veux mon cousin, s'enthousiasmait au téléphone Aldo Bonassoli !

– Ouah ! Je pars aujourd'hui. Tu peux me loger ? répondit Vittorio Petri.

– On te mettra un matelas gonflable sous une console à protons, viens !

– À ce soir.

Dans le village de Lurano, entre Bergame et Milan, Vittorio était chez son cousin Aldo Bonassoli. Le trajet depuis Rome avait été long et il apprécia la nuit de repos. La veille, ils avaient admiré le sosie du pape gisant ; puis dîné des meilleurs plats concoctés ensemble.

Ils emballèrent avec soin le faux cadavre. La matière était d'une réussite extraordinaire, élastique et simulant déjà la raideur cadavérique après embaumement.

– Incroyable, la texture de la peau semi-souple, on dirait vraiment Albino, un chef-d'oeuvre, s'extasiait Vittorio !

– Merci. J'ai réussi le mélange. En une semaine chrono. C'est plus ressemblant qu'aux musées Tussaud et Grévin. Là-bas, un modèle nécessite vingt personnes et six mois. J'ai bossé jour et nuit et je suis crevé. Mais je suis fier !

– Dommage qu'il finisse sous quatre cercueils dans une crypte funéraire. Personne ne sera au courant... si tout va bien.

– La gloire anonyme, les plus belles ! Mais toi et Albino, vous saurez, ça suffit à satisfaire mon ego gigantesque !

Aldo expliqua à Vittorio comment emboiter et déboiter à volonté les différentes parties du corps. Comment raccorder finement et de manière invisible les organes exposés, comme les mains et la tête.

– Albino sera seul quand il le fera. Et l'ensemble est lourd. C'est son poids. Tu lui montreras bien à l'avance, qu'il s'exerce comme toi maintenant. Il doit faire l'assemblage sur son lit. Pour éviter de devoir transporter le corps entier.

Puis ils mirent le fac-similé d'Albino Luciani en pièces détachées dans deux grandes sacoches.

– C'est lourd en effet, s'étonna Vittorio, l'un des sacs sur les épaules.

– Les matériaux composites et le latex ne pèsent rien. Mais c'est le lest ; le poids doit coïncider avec celui d'Albino. Grâce à Dieu il est svelte. Arrivederci Vittorio, ne roule pas aussi vite que moi, je n'ai pas de deuxième exemplaire ! Ah, et si on convenait d'un code ? Une phrase idiote qu'il nous dirait au téléphone, genre Français libres à la radio durant la guerre ?

Pourquoi tu tousses, en français, par exemple ?

– Ça me rappelle quelque chose, sourit-il. Oui pourquoi tu tousses ? Il nous dirait simplement cela et il raccrocherait. C'est tout. On saurait qu'il est vivant et qu'il parvient encore à composer le numéro d'un ami. Dis-lui ça aussi. Et transmets-lui le mot de Cambronne de ma part, comme on dit en France, pour souhaiter bonne chance.

Dimanche 24 septembre

Lorsqu'Albino Luciani se présenta à la fenêtre pour son dernier Angelus, il y mit beaucoup de coeur. Les pèlerins sur la place Saint-Pierre étaient nombreux. Un signe d'adieu amical, pensa-t-il ému.

Mardi 26, Vatican

À neuf heures du soir, en veillant à ne pas se faire repérer, Vittorio, chargé comme une mule, se glissa dans les jardins du château Saint-Ange. Il actionna les passages clandestins et se retrouva sur le chemin aérien moyenâgeux qui surplombait la ville. Puis il fit un second voyage avec le deuxième sac. Derrière la bibliothèque papale, il attendit dans la pénombre, assis sur le sol.

À neuf heures trente, le panneau pivota et le pape apparut.

Vittorio expliqua à son oncle ce qu'Aldo lui avait montré. Ils firent les essais de montage et de démontage, d'abord à deux, puis Albino seul, qui était estomaqué par la qualité du sosie.

Ils adoptèrent le code pourquoi tu tousses.

– N'oublie pas de jeter ta camomille dans les w.c. demain soir, recommanda Vittorio !

– Que crois-tu que je fasse depuis une semaine, sourit Albino ? Le café matinal de soeur Vincenza, je n'ai pas pu m'y résoudre, j'ai pris le risque. En implorant le Seigneur.

Ils cachèrent les sacs derrière la bibliothèque, puis Vittorio s'esquiva par le même chemin.

Mercredi 27, Vatican

Pour sa dernière audience générale, le pape Gianpaolo refusa une nouvelle fois d'être porté par d'autres hommes sur la chaise Sedia gestatoria. Toutes les semaines à l'entrée de l'auditoire Nervi, elle lui était présentée avec autant de componction que d'obstination par les fondamentalistes de la Curie. Il entra à pied et souriant. La foule l'acclama. Il fallait tout son charisme pour chauffer une salle à l'architecture aussi hideuse. Il parla de charité, récita un poème de Trilussa en romanesco, le dialecte romain, et discuta avec un enfant. Il se sentait bien. Il allait être libre.



La Pieuvre au Vatican (T2 de la série Diagonale Italienne)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant