Chapitre 26 - le switch

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Le lendemain jeudi 28 septembre s'était écoulé. Pour une fois, le pape avait suivi la routine soumise par son secrétariat. Audiences, réception de l'ambassadeur du Costa Rica, sieste, réunion de travail avec quelques hauts dignitaires de l'Église pour régler des nominations, des projets de béatification, un pèlerinage, une participation à une inauguration.

Après le dîner qu'il prit seul, il se retira dans ses appartements privés et ordonna qu'on ne le dérange plus jusqu'au matin.

Dans la salle de bain, il se teignit les cheveux en noir, la couleur de sa jeunesse, laissant les tempes argentées. Il fourra au fond de son sac le matériel de teinte y compris les déchets, puis il mit ses nouvelles lentilles souples de contact. Il les avait testées à Cortina. Avec sa casquette de base-ball, il était méconnaissable. Tout au plus, quelqu'un se dirait, « tiens j'ai déjà vu ce monsieur. »

Puis il s'habilla en touriste, gilet multipoches, jeans, blouson, reflex. Son backpack offert par Vittorio était en tissu fin et résistant, mi-sac de montagne, mi-sac de voyage. Il le remplit de ce qu'il avait prévu, soit de peu de choses. Les Travellers cheques, les dollars étaient répartis sur lui. Au dernier moment, avec un pincement, il laissa sa montre sur la table de nuit. Une inscription de sa maman était gravée au dos. Si la montre disparaissait en plus des lunettes, cela ferait vraiment trop.

Il inspecta ensuite les lieux un long moment, pour être certain de ne rien avoir oublié. Ses chaussures usuelles étaient bien dans la chambre à coucher et non sur lui. Ses chaussettes, ses slips, sa chemise, ses pantalons aussi. Bien. Pour la soutane, ce n'était pas difficile, il ne risquait pas de partir avec. Il parcourut toutes les pièces avec le sentiment diffus que quelque chose clochait. Non, il ne trouvait rien, tout jouait. Il était temps de dire adieu à ce lieu bizarre dans lequel il avait passé le mois le plus intense de son existence. Et pourtant, il ne parvenait pas à s'en aller. Il s'assit, le temps que son esprit rejoigne son corps. Un mois auparavant, il avait subi un changement de statut d'une ampleur rare dans la vie d'un homme. Et maintenant, il s'apprêtait à faire un saut encore plus fou dans l'inconnu. Il ne se sentait plus libre et léger comme la veille. Il était angoissé. Il pria, cela l'apaisait quand il était dans le doute et l'inquiétude. Il pria longuement. Trop longtemps. Vittorio l'attendait. Il retourna au chevet de son sosie endormi pour consulter sa montre. Neuf heures et demie déjà ! Il était en retard. « Voilà, pensa-t-il soudain ! Voilà ce qui me tracassait ! Les sacs dans lesquels mon sosie est arrivé, je dois les reprendre. Où sont-ils ? Il les trouva par terre dans la chambre à coucher, cachés par une partie du lit. « Ne pas les laisser ici. Ni derrière la bibliothèque. Je vais les remettre à Vittorio qui les utilisera pour autre chose. »

Il partit enfin par le passage familier. Dehors, le jour finissait. Il faisait encore chaud. Un vent léger lui caressait le visage alors qu'il marchait en direction du château Saint-Ange. Le vent de la liberté, se dit-il heureux.

– Ouf, je ne suis plus pape, se chuchota-t-il à lui-même en riant !

*

Comme entendu, Vittorio attendait son oncle dans une voiture qu'il avait louée à son nom d'emprunt. Il était garé à proximité du château Saint-Ange.

Il récapitulait les grandes lignes de leur plan.

Il amènerait Albino à la gare. Lui, il resterait à Rome et à l'IOR comme si de rien n'était. Il rapporterait l'auto au loueur le 30. Le 29, il prendrait un congé. Officiellement pour se remettre du chagrin. En réalité pour se planquer jusqu'à la mise définitive du pape en tombe. Si la supercherie était découverte, il valait mieux qu'il soit introuvable. Il ne serait en sécurité que lorsque le pseudopape aurait été enfermé dans les quatre cercueils de la nécropole. Avant, il y aurait les jours délicats d'exposition publique.

Albino Luciani lui, partirait en train pour Bari. Puis en ferry, billet simple course, pour la Grèce, Patras, etc. Tourisme culturel d'un retraité européen lambda. D'ici une année ou deux, il reviendrait via la Yougoslavie et s'établirait au Tessin. Dans un modeste appartement, déjà acheté pour lui par Aldo Bonassoli. Il serait professeur de latin ou de grec dans une école privée. Ou simplement maçon retraité. Il toucherait une mensualité qui lui serait créditée sur un compte ouvert à son nouveau nom, à l'UBS de Lugano. Albino n'avait accepté que difficilement cette aumône. La charité n'était-elle pas encouragée par l'Église lui avait rétorqué Aldo ? Il n'aurait aucune retraite, ni de prêtre, ni d'évêque, ni de pape ; alors qu'il avait travaillé toute sa vie. Une pension était juste. Albino résistait encore. Aldo ne serait-il pas gêné par cette dépense imprévue? Aldo Bonassoli l'avait mis à l'aise : avec son invention de détecteur de pétrole, il avait gagné en France, de manière tout aussi inattendue, plus que ce qu'il ne pourrait jamais consommer en un siècle. Albino avait accepté.

À ce moment de sa rêverie, Albino ouvrit la porte-passager. Vittorio tourna la tête juste pour le voir s'écrouler à côté de lui. Sa casquette avait giclé sur le levier de vitesse. Une seconde plus tard, Vittorio se faisait arracher de son siège et assommer à son tour.

La Pieuvre au Vatican (T2 de la série Diagonale Italienne)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant