Chapitre 3 - hiver 1977, Milan, Alessa Lombardi remue la boue

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La jeune journaliste d'investigation Alessa Lombardi était plongée dans les coupures de presse. Elle était si abrutie qu'elle fut soulagée d'entendre le signal de fermeture de la bibliothèque.

L'affaire sur laquelle elle enquêtait était sépulcrale. Comment avait-on pu faire cette horreur ? Dans quel but ? Qui ?

Le lendemain, elle alla se promener. Devant ce fatras d'articles, de procès, d'invectives de tous bords, de multiples crimes à la bombe depuis 1969, la vérité ne pouvait jaillir sur la seule base des faits connus. Ils étaient si parcellaires. Elle devait plutôt réfléchir à la méthode utilisée par les assassins et la rattacher aux événements historiques similaires.

La vague de meurtres à l'explosif avait commencé le 12 décembre 1969. La déflagration à la Banca Nazionale dell'Agricoltura, sur la Piazza Fontana à Milan, avait fait 17 morts et 88 blessés. Ce jour-là, quatre attentats identiques s'étaient produits à Milan et Rome. C'était clairement lié. La capitale économique et la capitale politique.

Alessa se remémora l'incendie du Reichstag en 1933, ordonné par Hitler et collé aux communistes, afin d'instaurer sa dictature. Les attentats du 12 décembre 1969 contre des cibles « capitalistes » étaient aussi sous faux drapeau. Pour qu'on les attribue à l'extrême gauche. C'était partout la méthode des nazillons : exploiter les peurs, ou à défaut, les créer. Le réflexe sécuritaire de la population appelait ensuite à la loi & l'ordre fasciste.

Les ingrédients y étaient en 1969 : arrestations en masse de gauchistes, défenestrage d'un anarchiste suspect interrogé par la police. Soi-disant un suicide. Les morts avouent et se taisent.

Un anarchiste coupable ne se serait jamais supprimé. Il aurait au contraire clamé la légitimité morale de sa lutte armée contre le totalitarisme bourgeois.

« Huit années de terrorisme se sont écoulées depuis 69, réfléchissait Alessa. Et la démocratie ne s'est pas effondrée. Les gens sont encore vaccinés par les vingt-cinq ans de dictature mussolinienne. Tous ces groupuscules aux deux extrêmes ! Trouver les coupables là-dedans, chercher une aiguille, etc. Impossible. Par contre, par déduction ?

L'extrême droite. Les crimes portent leur griffe, même déguisés en attentats d'extrême gauche. Les factions néo-fascistes n'ont pas le niveau intellectuel pour monter un scénario global de déstabilisation. Ce sont des assassins allumés, mais aussi de gros cons.

Licio Gelli, lui, il a l'envergure d'être le commanditaire. Son passé et son présent y tendent. Il ne laisse jamais rien d'écrit, jamais de preuve. Il ne sera jamais directement impliqué, il est trop prudent. Il incite les autres. Au centre de sa toile occulte, il a toujours eu l'impunité. Si occulte que personne ne sait si elle existe vraiment. Comme les trous noirs dans la galaxie, parait-il. On ne détecterait leur présence que par les émanations à leur périphérie.

Et Giulio Andreotti, le leader de l'aile droite de la DC ? Quoique non. Il a l'intelligence et le manque de scrupule, mais, en cas de coup fasciste, les ultras le déborderaient sur sa droite. Et il le sait. Exit Andreotti. Idem pour les royalistes, les fanatiques les supplanteraient. Comme le roi Constantin de Grèce en 1967, lors du putsch des colonels. Et comme von Papen par Hitler en 1933.

Un de ces jours, je lance le pavé dans la mare : Gelli, le Marionnettiste comme il se complait à s'appeler lui-même, pourrait être le commanditaire de la Piazza Fontana. Tenter le coup et voir les réactions. Je fouille son passé, je signe sous pseudo et je me planque. »

Elle se souvenait d'un fait divers de l'année précédente. Elle n'arrivait pas à remettre la main sur la coupure. C'était court. Un procureur qui travaillait sur les attentats s'était fait cribler de balles à la mitraillette en pleine rue. Donc il touchait au but. Fin de l'enquête. L'article citait sa veuve. Si elle retrouvait l'entrefilet, elle pourrait l'interviewer.

La Pieuvre au Vatican (T2 de la série Diagonale Italienne)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant