Chapitre 12 - le noeud coulant

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jeudi 31 août - Vatican

Albino Luciani était simple, mais il avait un solide vécu religieux. Passé le choc de l'élection, il se dit que le vin de messe étant tiré, il allait le boire. Il avait beau se pincer, il était vraiment le pape. Autant en profiter pour transmettre des messages qui lui étaient chers. Comme il était écouté par la planète entière et non plus par une église à moitié vide, il n'allait pas se gêner.

Giovanni-Paolo 1er, c'était long pour les Italiens. Ils l'appelèrent Gianpaolo qu'il trouva si sympa qu'il signa ainsi. Le secrétaire d'État lui rapportait les papiers à ratifier, le suppliant de signer juste. Ce qu'il finissait par faire pour lui faire plaisir.

Prêtre, évêque, archevêque, cardinal, il avait toujours été costumé bizarrement dans sa vie publique. Il était habitué. Ce n'était pas la couleur de la soutane qui changeait grand-chose. Il enchaîna donc, avec décontraction et succès, discours d'orientation globale, conférence de presse bourrée de journalistes, adresse au corps diplomatique, messe d'inauguration, angélus du samedi et audience générale du mercredi.

Mais les apparatchiks de la Curie veillaient. Les interventions du Saint-Père étaient censurées. N'était imprimé que ce qui était passé à travers les filtres des curistes. Si Gianpaolo avait été nature, drôle, spontané, cela s'envolait, car les transcriptions écrites étaient des faux. Pour le coincer, l'Osservatore Romano publia que le pape était contre le contrôle des naissances, alors qu'il était pour. Ce fut un premier meurtre symbolique.

*

Alessa Lombardi avait assisté à la conférence de presse destinée aux journalistes du monde entier. Comme ses confrères, elle avait été séduite par la spontanéité et la simplicité du nouveau pape. Mais trois jours après, intriguée, elle nota dans son carnet fourre-tout :

« Bizarre, Gianpaolo semblait pour le contrôle des naissances et l'Osservatore Romano relate exactement l'inverse ! En avoir le coeur net. Interviewer ce nouveau pape. »

*

Les révélations du neveu du pape nécessitaient une réforme des finances. Comment faire sans déchaîner la Pieuvre ? Albino Luciani mélangea ce sujet à d'autres. C'était banal de s'informer sur l'état des lieux. On le faisait bien pour un appartement. Il pria le cardinal secrétaire d'État Villot de faire des audits sur les questions religieuses et sur les finances. Villot avait quinze jours pour lui soumettre des projets. Un mois pour les audits intermédiaires, trois mois pour les finaux. Villot eut beau objecter pied à pied, prétexte après prétexte, le pape resta inflexible.

Sa volonté de réformer et de réduire les abus se répandit vite. Licio Gelli avait ses informateurs au Vatican, de hauts prélats membres de sa loge P2. Il était très lié à Calvi et Marcinkus. Ce satané nouveau pape allait casser la blanchisseuse, c'était limpide. Il était impératif de le stopper avant qu'il fasse des dégâts. Avec l'aimable concours du parrain palermitain Giuseppe Calò, ce petit monde décida donc qu'un déséquilibré antipapiste allait lui faire sa fête. L'oiseau rare était facile à trouver dans toute la piétaille mafieuse. Celle-ci avait promis d'obéir à tout, une fois pour toutes. Elle n'avait pas le choix. Il ne restait qu'à organiser les détails de l'opération.

Sûr de lui, Gelli mettait déjà en route ses réseaux :

– Éminence, on dit que Giovanni-Paolo 1er a une santé bien fragile, le pauvre homme. S'il venait à trépasser, qui verriez-vous comme nouveau pontife ? On ne sait jamais. Ne pas être pris de court.

Le noeud coulant se resserrait autour du cou de Luciani.

vendredi 1er septembre - Rome

Nancy Jones entra d'un pas vif à l'ambassade des États-Unis à Rome. Au 5e étage, son équipe NSA était bunkérisée, sas et patte blanche électronique. Même l'ambassadeur n'y avait pas accès. Pas plus que ceux de la CIA, bunkérisés, eux aussi, dans l'autre aile.

En sus de son poste de professeur à l'université, elle était l'attachée scientifique de la représentation diplomatique.

– Bonjour les amis, lança-t-elle en entrant dans la pièce qui ressemblait plus à une navette spatiale qu'à un bureau.

– Du nouveau ?

Un collègue lui tendit une transcription décryptée. Il passait les bandes sur un appareil qui faisait le travail. Nancy l'avait programmé. C'était le décodeur des machines à chiffrer de Crypto AG, une société suisse qui inspirait confiance. Depuis 1955, ces encodeuses étaient dotées d'une porte dérobée installée par les services secrets américains, d'entente avec la direction de Crypto AG. La backdoor était mise au goût du jour, au fur et à mesure des développements technologiques. Une centaine d'États étaient ainsi espionnés. Au départ par la CIA, puis la NSA avait repris le flambeau. Des privés s'étaient aussi munis de bécanes de Crypto AG. Ils en étaient enchantés et se confiaient sur les ondes.

L'enregistrement que Nancy avait en main donnait cela avant décryptage :

« sfjaàq230'98 534 "32POP8234NéE1fdjkdé1§éà$a.asdfnsdéqwklefms,,mgporéLKJ4/=cnsleksapjjgeéà23'045asdenmaélsgpww0et8mvleàqélèpèqpwoet'038'08032948MJlsejdg'34058élksjglyélxknmckklfàqlj90e58'2'309648<s^" 1 sgkjmcmqè.12'49... » Etc., etc.

Après décodage, cela devenait :

– ... Mercredi 6 septembre, 10 h, salle Nervi, audience hebdomadaire générale. Un tireur. Un deuxième en appui. Un troisième en couverture pour l'exfiltrage si nécessaire. Mais les deux derniers ont l'instruction de ne pas bouger et de laisser tomber le premier. Il est sacrifié pour la bonne cause, mais il ne le sait pas, bien entendu.

– Il a les nerfs solides ton tireur ?

– Oui, il a du sang-froid. Il est intelligent et ne se laissera pas impressionner par les poulets. Il jouera très bien la comédie.

– Parfait, merci pour le dispositif et l'information. S'il est pris vivant, il se fera passer pour un déséquilibré antipapiste, c'est bien ça ?

– Exactement. Et s'il dérive de cette version, sa vie en prison sera brève.

– Impec.

Nancy travailla dans son bureau tout le matin. Cette conversation avait été captée la veille entre le parrain mafieux Giuseppe Calò à Palerme et Licio Gelli, le chef de la loge P2, qui était à Buenos Aires. Le second, elle voyait bien qui c'était. Pour le premier, elle compulsa l'ordinateur relié par câble protégé avec le Siège de la NSA dans le Maryland.

Giuseppe Calò Né le 30 sept. 1931, Mafioso sicilien surnommé caissier de Cosa nostra, car fortement impliqué dans le blanchiment, Parrain depuis 1962, Membre de la commission provinciale, puis de la Coupole, Va souvent à Rome, Liens avec des néo-fascistes, politiciens, membres des services secrets italiens, prélats et banquiers.

Elle avait visité la salle Nervi au Vatican. L'audience générale du mercredi, c'était celle que donnait le pape à une foule de fidèles dans l'immense auditorium. Un endroit idéal pour l'abattre sur sa chaise portée, la Sedia gestatoria. La première fois, le 30 août, il avait refusé de l'utiliser et était arrivé en trombe à pied. Nancy avait lu l'épisode dans les quotidiens qui adoraient ce nouveau style décontracté. Mais la Curie avait insisté auprès du pape. S'il était porté, les gens pouvaient le voir. Sinon non. Il avait cédé. C'étaient les potins que rapportaient les journaux.

Le mercredi 6 septembre, il serait sur ce machin. La cible parfaite.

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À jeudi prochain, merci de votre fidélité! N'hésitez pas à me laisser vos observations, questions ou critiques :-D

La Pieuvre au Vatican (T2 de la série Diagonale Italienne)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant