Chapitre 16 - l'escapade

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Mardi 5 septembre, il était une heure du matin, ils roulaient depuis quatre heures dans la Fiat de Vittorio. En Vénétie, la Lancia 2000 de l'ancien archevêque de Venise était trop connue.

– On dort à Bologne ou on continue, demanda ce dernier à Vittorio qui conduisait ?

– Je suis en forme, et toi ?

– Moi aussi, et j'ai hâte d'être à Cortina. On a fait la moitié. Tu veux me passer le volant ?

– À Padoue, ça te va ?

– Oui, répondit Albino, tendant à boire au chauffeur dans le gobelet du thermos. Je me relaxe d'ici là.

À six heures, il faisait déjà jour lorsqu'ils stoppèrent devant chez Nina et Ettore. Ils auraient voulu amener quelque chose, mais tout était encore fermé. Ettore et Nina auraient apprécié une meule de fromage à pâte dure de la Latteria Perenzin de San Pietro di Feletto, les meilleures de la région. Avec un prosecco, c'était divin. Mais les circonstances étaient singulières. Passées les effusions, ils ne s'étaient pas vus depuis le conclave, ils purent parler calmement.

Albino leur raconta l'élection. Sans dire les chiffres qui valaient excommunication. Mais comme c'était lui qui avait cette compétence, il pouvait bien leur lâcher quelques informations, sans avoir à s'excommunier lui-même. Il évoqua son hésitation, son regret de ne pas avoir dit non, l'enchaînement étrange et son brutal changement de statut. Nina se signait sans cesse, Ettore se fichait d'elle. Puis Albino leur parla du carcan de luxe de la vie au Vatican. La seule culture physique qu'il pouvait pratiquer, était de circuler dans les milliers de pièces du palais. Mais ce pape qui surgissait à l'improviste gênait. Il venait d'apprendre de source sûre qu'on allait lui tirer dessus le jour même, lors de l'audition générale de dix heures. Nina se signa encore, récitant une prière à voix basse. Ettore ne se moquait plus et faillit se signer, lui aussi.

– Voilà pourquoi nous nous sommes réfugiés chez vous, les mains vides, mais le coeur plein.

– On doit être très discrets sur la présence d'oncle Albino ici. Le pape en goguette, en jeans et casquette US sur la tête, vous voyez la meute de journalistes ! Sans compter ceux qui veulent le tuer.

Ils demeureraient deux nuits puis repartiraient pour Rome.

– Je ne peux pas m'éclipser davantage. Trois jours sont déjà un exploit, sourit Albino. Je me réjouis tant de rester avec vous ces trois jours. Qui vont me faire du bien après toutes ces émotions. En montagne, je ne serai ni cardinal ni pape.

Ils firent leur toilette, dormirent un peu, déjeunèrent en famille, firent la sieste et partirent faire un tour sur les sentiers avant le dîner. Nina avait décrété :

– On ne se promènera pas avec vous, on est trop connus ici. Pour ne pas attirer l'attention, Ettore et moi, on ne change rien à notre train-train. Je garde la boutique ouverte, 10 h-12 h/15 h-17 h. Et je vous fais de bons petits plats. Ettore, tu es d'accord d'aller aux courses et au café comme d'habitude ? On y apprend plus qu'à la radio. On saura vite s'il se passe quelque chose. Vittorio et surtout toi Albino, sortez et rentrez par l'ancienne porcherie. Vittorio, tu peux laisser ta Fiat devant la maison. Tu nous rends visite, naturel pour un fils.

*

Ce mercredi 6 septembre, Licio Gelli le Marionnettiste, était pendu à la radio. Dès 9 h 50, il avait allumé son poste. À 10 h 15, rien, à 10 h 30 h, toujours rien. Le tireur doit attendre le bon moment. Il changeait souvent de chaîne. Sur la RAI, aucune mention de la catastrophe attendue. Sur Radio Vatican, encore moins. Il avait manqué le communiqué de 8 h. Il ne voulait surtout pas appeler ses contacts au Vatican maintenant. Après coup, cela aurait paru louche. Il resta tranquille, mais il avait de la difficulté à ne pas agir.

Le parrain Giuseppe Calò qui pilotait l'opérationnel écoutait aussi les radios. À dix heures et demie, un sottocapo lui téléphona. L'audience n'avait pas lieu. Le Vatican n'avait pas donné d'explications. Calò prit quelques contacts. C'était no comment du côté du Vatican. Il appela Gelli. Celui-ci se renseignerait sous d'autres prétextes. Mais pas tout de suite. Demain seulement. Giuseppe Calò était particulièrement sanguinaire et il enrageait. Mais il était aussi intelligent. Il décida de patienter. Gelli savait ce qu'il faisait.

Le secret sur l'escapade du pape avait été bien colmaté par le secrétaire d'État. Gelli se renseigna, mais il n'apprit que ce que Villot laissait filtrer : en le chuchotant et en ne le répétant à personne, Sa Sainteté était souffrante. Rien de grave, un rhume qui l'obligeait toutefois à garder la chambre. Avec les journalistes, son médecin se barricada derrière le secret médical.

Tout étant calme, le vénérable et le parrain envisagèrent la suite. À la réflexion, cogitaient-ils, la fusillade, même de la part d'un antipapiste fou, n'était pas assez discrète pour se débarrasser d'un pape. Beaucoup n'y croiraient pas, et ça allumerait des suspicions à n'en plus finir. La P2 et Cosa nostra n'avaient pas intérêt à ce que les catholiques conservateurs scandalisés se détachent d'eux. Ils devaient trouver autre chose. Une mort naturelle était idéale. Mais Jean-Paul était en excellente forme. Que faire ? L'idée du bon vieux poison fit son chemin. Qui stimulerait et simulerait un décès banal. Sans autopsie. On pourrait obtenir du secrétaire d'État de l'éviter. Les comploteurs avaient un plan. Il ne restait plus qu'à caler les détails. Ils finirent leur journée du jeudi 7 septembre dans la sérénité.

*

Mais pendant ce temps, le soldato tireur d'élite était frustré. Et inquiet. Il devait abattre le pape. Mais l'audition avait été annulée. On lui avait aussi donné l'ordre de ne pas prendre contact avec ses supérieurs. Il était censé être fou, un électron libre lâché. Il était seul. S'il manquait sa mission, l'organisation serait impitoyable avec lui et sa famille. Mais s'il réussissait, sa femme et ses enfants seraient à l'abri du besoin. Et lui serait en prison ou en hôpital psychiatrique avec tout le confort qui entourait les hommes d'honneur. Il devait absolument abattre le pape.

Durant la nuit du mercredi 6 au 7, il guetta les fenêtres des appartements pontificaux, de loin aux jumelles. Il ne distingua aucun signe de vie. Le pontife n'était pas malade, il n'était pas au Vatican. À Castel Gondolfo ? Le matin du jeudi 7, il y fit un saut. Le drapeau armorié, qui indiquait la présence du pape, n'était pas hissé. Il était où alors ? Il avait lu, dans un magazine après l'élection, que le pape était originaire de Canale d'Agordo, un bled perdu dans les Préalpes du Nord. Peut-être qu'il rendait visite à sa famille. Pourquoi pas au fond ? Il était quand même un homme comme tout le monde, ce type.

Le tueur arriva à Canale d'Agordo dans la journée du jeudi 7. Dans un restaurant, il discuta avec la serveuse et n'eut pas de peine à lui tirer les vers du nez. Dans ce village, on ne parlait que de la célébrité locale. C'était facile de mettre le sujet dans la conversation. La soeur résidait dans une vallée parallèle, à Cortina d'Ampezzo, la station de ski. Le frère et la frangine étaient très liés. Elle y tenait une boutique de souvenirs. On lui en donna même le nom. Le soir du 7, il était à Cortina et savait où habitait la soeur. Il observa l'animation dans la maison. De nuit, il discernait les allées et venues de plusieurs personnes qui se couchaient tard. Cela sentait la fête, la convivialité. Il connaissait bien ça, lui, en tant que Sicilien. Il n'était pas un tueur sentimental, non, juste un tueur standard, c'était son métier comme tant d'autres. En travaillant, il ne devait surtout pas se poser de questions. Ce n'était pas bon pour la tête. Il était un soldat. Comme les soldats, il faisait ce qu'on lui disait de faire, tuer. Sans cruauté. C'était simple. C'était technique. De la même manière que les employés des abattoirs, qui n'étaient pas plus mauvais bougres que ceux qui plantaient des tomates.

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Chère lectrice, cher lecteur, merci d'avoir accompagné jusqu'ici Albino et Vittorio, dans leur parcours chaotique. L'étau se resserre et vous imaginez, sans doute et sans peine, ce qui va se produire... ou non.

Vos commentaires, avis et bien sûr étoiles sont toujours les super bienvenus !

J'espère que la suite de l'aventure vous plaira.

La Pieuvre au Vatican (T2 de la série Diagonale Italienne)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant