Se reconstruire

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Nous retournons au loft et partageons un repas ensemble. Il n'est pas très bavard bien qu'il soit soulagé.

— Ton père insiste pour venir nous rendre visite.

— Je ne sais pas.

— Cela fait 6 mois que nous n'avons vu personne. Je sais que c'est difficile mais il va falloir que tu te reconnectes à tes proches. Personne ne va te juger, tu n'es même pas obligé d'en parler.

— On va parler de quoi alors ? Parce que je n'ai rien d'autre en tête.

— Peu importe, il veut juste voir son fils. Il en a besoin. Tu dois le faire pour lui.

La semaine qui suit Julian accepte l'invitation de son père. Cela fait des mois que nous n'avons vu personne excepté l'avocat. J'ai gardé le contact avec nos familles et les amis de Julian depuis tout ce temps sans rentrer dans les détails difficiles du quotidien.

Je sais que les anciens musiciens du groupe ont tous été également acquittés. La mort de Joe restera un dramatique accident.

Trois des quatre musiciens dont Bryce ont rejoint d'autres groupes, le quatrième a décidé de changer de carrière et est retourné à l'anonymat.

Ils sont tous profondément choqués et perturbés par la mort de Joe. Cette terrible épreuve a mis fin à leur collaboration en tant que groupe. Julian n'en parle pas, la musique n'est pas encore revenue au centre de sa vie bien qu'il ait beaucoup écrit récemment. C'est comme s'il s'interdisait de ressentir la moindre émotion à l'exception de quelques accès de rage.

Glenn est venu accompagné d'Aaron le frère de Julian et de sa compagne Mathilde.

Heureusement Mathilde est extrêmement douée pour entretenir une conversation et sa bonne humeur et sa joie de vivre nous font oublier un instant l'enfer que nous venons de vivre.

Sa famille a remarqué son mutisme et ils me font tous part de leur inquiétude. Je les rassure en disant que le pire est passé et qu'il va rebondir.

La presse s'est montrée extrêmement cruelle envers lui les semaines qui ont suivi la mort de Joe et la plupart de ses contrats ont été annulés.

De mon côté j'ai refusé toutes les opportunités qui ont été portées à la connaissance de Maggie car il m'est impossible de le laisser seul dans cet état. Entre le paiement de la caution, les honoraires réglés à l'avocat, les échéances de nos dépenses courantes et la quasi inexistante entrée de ressources depuis plusieurs mois nos comptes en banque ont été sévèrement impactés. La restitution de la caution sera la bienvenue mais il va être primordial de retravailler dans les prochains mois.

Je propose tout de même à Julian de partir quelques jours en vacances.

Il est très gêné de se retrouver à l'extérieur du loft, il se sent constamment épié bien que les journalistes ne semblent plus nous traqués. Il est particulièrement angoissé et anxieux et peine à trouver une quelconque motivation en dehors de l'écriture et de l'écoute de la musique.

J'ai repris un cours de danse une fois par semaine mais je n'ai toujours pas retouché un seul instrument ni chanté. Après avoir vécu des mois dans le silence aucun d'entre nous n'ose franchir le cap.

Je parviens à le convaincre et nous choisissons de partir à la montagne.

Nous passons six jours dans un chalet douillet. Nous retrouvons peu à peu un début d'intimité. Nous réapprenons à nous embrasser et à nous câliner heure après heure et jour après jour. Il parvient à s'ouvrir un peu plus certains jours et me parler de ses démons, de ces nuits où il revoit Joe étendu inanimé sur le sol, de ces réveils en sursaut emmuré dans une minuscule chambre de prison. Il est très perturbé mais il s'accroche.

Nous nous baladons beaucoup, parfois main dans la main, parfois chacun de son côté, guidés par la nature sauvage. Nous visitons différents villages, nous déjeunons dans des restaurants locaux. Nous revenons à la vie pas à pas.

Le chalet est à proximité d'un lac. Tous les matins Julian s'assoit au bord l'eau et contemple cette immense étendue calme et silencieuse. Parfois il pleure intensément, parfois il regarde au loin les yeux dans le vague. Cela me retourne les tripes chaque fois que je le vois dans cet état.

Je ne sais jamais comment me comporter quand il va si mal. Parfois je le prends juste dans mes bras, parfois j'essaye de lui parler mais la plupart du temps je reste spectatrice de sa souffrance.

Nous parcourons des dizaines de kilomètres par jour et j'ai le sentiment que c'est la seule activité à sa portée pour le moment.

—On peut rester ici encore quelques jours si tu veux.

—Comme tu veux, me répond-il l'air absent.

—On peut aller ailleurs sinon. Il y a un endroit qui te donne envie ?

—Non ici c'est bien.

—On rentrera quand tu te sentiras prêt pour la suite.

— La suite ?

— Je sais que c'est difficile mais ...

— Non tu ne sais pas

— Ça l'est pour nous deux. Tu as été acquitté tu as le droit de reprendre le cours de ton existence.

— Je n'ai plus de groupe, je n'ai plus de musiciens et je n'ai plus de contrats.

—Appelle ton agent et il saura quoi faire. Tu connais des centaines de musiciens, je ne sais pas Julian tu maitrises ce métier mieux que moi.

De retour à Colombus j'ai pris contact avec un psychologue mais il refuse d'y aller.

— Qu'est-ce que tu veux que je lui dise Ella, qu'un homme est mort et que tous les jours ça me hante, que j'ai l'impression que je ne retrouverai jamais la joie de vivre ?

— Tu as besoin d'aide. Tu ne peux pas traverser ça tout seul.

Je le prends dans mes bras mais il me repousse et part s'isoler dans la chambre.

Le lendemain je lui lance quasiment un ultimatum.

— Je ne vais pas passer le reste de ma vie à te regarder te morfondre. Si tu as besoin de plus de temps pour tourner la page fais comme tu le sens mais moi j'ai besoin de revivre.

—Tu crois que c'est facile ?

— Je ne peux pas imaginer une seule seconde ce que tu traverses mais qu'attends-tu de moi au juste ?

— Je ne sais pas Ella. Tu ne peux rien faire de plus.

Je le prends dans mes bras mais il me repousse et part s'isoler dans la chambre.

Tant qu'il reste un piano - AUTO EDITIONOù les histoires vivent. Découvrez maintenant