Chapitre 3

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Une heure plus tard, je garai ma voiture sur le parking d'un petit immeuble, dans une résidence cossue de la proche banlieue parisienne. Un sourire lumineux éclaira le visage ridé de ma grand-mère, juste avant qu'elle ne me serre dans ses bras. J'aimais les câlins de mon aïeule, emprunts d'une profonde tendresse, cependant ils étaient les prémices d'un rituel savamment huilé auquel j'avais invariablement droit.

D'abord le discours :

— Comme je suis contente de te voir Lynah ! Viens, nous allons discuter devant un bon dîner. Qu'est-ce que tu manges en ce moment ? Je suis sûre que tu te contentes d'une salade, tu as maigri, je trouve. Regarde tes vêtements : ils sont trop larges pour toi ...au moins quand tu vivais ici, tu mangeais bien... si ce n'est pas un monde, une si jolie jeune femme... tu sais, les hommes n'aiment pas les sacs d'os...

Et voilà, mamie était lancée sur son sujet préféré, à savoir moi et cette hypothétique perte de poids qui n'existait nulle part ailleurs que dans sa tête. Je ne pouvais pas lui en vouloir, elle n'avait que moi et moi, je n'avais qu'elle. Je la laissai donc babiller, même si depuis quelque temps, elle avait une certaine tendance à tourner en boucle. Le fait de vivre seule, certainement.

Nous nous installâmes à table sur laquelle attendaient les plats encore fumants. Je fus vraiment soulagée de voir que le repas qu'avait préparé ma grand-mère n'avait pas eu le temps de refroidir. Un sentiment de culpabilité m'étreignit un instant le cœur. Malgré les centaines de fois où je lui avais répété qu'elle n'était pas obligée de mettre les petits plats dans les grands quand je venais la voir, mamie n'en faisait qu'à sa tête. Elle ne voulait pas de mon aide – d'ailleurs qui en aurait voulu, vue ma propension à faire tourner un yogourt grec rien qu'en le regardant. Nous avions donc instauré une règle tacite : elle cuisinait, je débarrassais. Je savais qu'elle s'en trouvait soulagée après avoir passé de longues heures debout, elle n'était plus toute jeune et préparer un repas en vue d'une de mes visites était devenu depuis quelque temps assez fatiguant pour elle.

D'accord, je devais bien avouer que cela m'arrangeait bien, mon estomac aussi, je me nourrissais essentiellement de plats préparés surgelés ou de ceux achetés en coup de vent chez le traiteur pas loin de chez moi. Ce n'était pas par fainéantise mais par nécessité : manger ce que je cuisinais revenait à vouloir me suicider. Un drame sans commune mesure. Une véritable honte. Chez les Young, tous étaient de fins cordons bleus, mais moi... j'étais autant à ma place dans une cuisine qu'un cheval dans une baignoire. Pour moi, faire un simple plat de spaghetti se révélait épique et le résultat oscillait entre un bloc de béton spongieux ou un infâme magma peu ragoûtant. Un véritable carnage. Et ça, c'était quand j'arrivais à ne pas faire cramer les pâtes. L'option « plats préparés » était donc la seule possibilité de rester en bonne santé et de garder mes amis.

— Tu comptes regarder la nourriture ou te mettre à manger, ma grande ? s'enquit mon aïeule d'un ton légèrement impatient.

Oui, pourquoi est-ce que j'attendais, moi ? Ce soir, elle nous avait préparé un bœuf en daube, rien qu'à l'odeur j'en salivai d'avance. Je la servis puis en fis de même. Je goutais une bouchée : comme à l'accoutumée, c'était succulent. Mes papilles depuis trop longtemps habituées à la nourriture surgelée s'éveillèrent et chantèrent leur joie tant et si bien que j'en avais presque les larmes aux yeux.

Pendant ce temps-là mamie avait repris le cours de sa conversation. Je l'écoutai en silence, hochant la tête de temps à autre avec un grognement d'assentiment, tandis qu'elle parlait de tout et de rien. Sa vie dans son quartier, sa voisine de palier qui avait un nouvel amant – quatre en six mois, une vraie Marie couche toi là, je te dis.

Avec mamie pas besoin de gaspiller mon argent en magazines people : j'avais droit aux mêmes genres de ragots, peut être le glamour et les paillettes en moins. Je souris tendrement en la regardant, petite silhouette frêle à la chevelure neigeuse, elle dégageait une énergie qu'aurait enviée n'importe quelle jeunette. Je chassai rapidement l'idée perfide et insidieuse me rappelant qu'elle ne serait pas éternelle et me concentrai sur son discours tout en continuant à manger.

— à propos, dit-elle si fort qu'elle me fit sursauter, le petit fils de ma copine Renée, voyons... comment s'appelle-t-il ? Tim ... Bill... Will... Phil, peut-être ? Ah, ce n'est pas grave, ce n'est pas comme si je l'avais porté au baptême.

Je l'observai en souriant discrètement tandis qu'elle pestait contre les ravages du temps qui passait. Pour moi, elle ne perdait pas la mémoire, elle avait surtout tendance à s'éparpiller lorsqu'elle parlait : elle passait facilement du coq à l'âne et suivre une conversation avec elle pouvait se révéler assez ardu pour celui qui n'était pas habitué à ses changements de direction. Pour ma part, j'étais rodée à ce genre d'exercice, alors j'attendis en buvant mon verre d'eau que ma grand-mère revienne gentiment au sujet de départ, ce qui d'ailleurs ne tarda pas.

— Bref. Je disais donc que mon amie Renée a un petit fils qui vient d'ouvrir son entreprise : il se trouve que ce jeune homme donne des cours de cuisine à des gens. Alors penses-tu, connaissant tes « talents » dans le domaine culinaire, je t'y ai inscrite !

Je manquai m'étouffer avec le contenu de mon verre et en recrachai la moitié sur la table en toussant. Une fois mon calme retrouvé et m'être essuyée, je fusillai du regard ma septuagénaire qui me souriait innocemment.

— De quel droit tu te mêles de ma cuisine, mamie ? Elle est ce qu'elle est, mais je n'ai pas besoin de cours, me récriai-je, outrée.

Ses yeux s'étrécirent tandis qu'elle balayait l'air de sa main, d'un geste impatient.

— Écoute ma chérie : à l'âge que j'ai, je me vois mal t'apporter des oranges en prison où tu croupirais pour avoir accidentellement empoisonné ton futur petit ami.

Je manquais m'étrangler d'indignation.

— Merci mamie, toujours aussi gentille ! Tu sais faire les compliments, toi ! maugréai-je, vexée.

Je ne représentais pas un tel danger, quand même ! La preuve : à ce jour, personne n'avait atterri au service anti poison d'un hôpital après avoir mangé chez moi ! En y repensant, à quand remontait le dernier dîner préparé par mes blanches mains ? Oui, bon, d'accord : aux calendes grecques. Mais quand même, personne n'était reparti de chez moi les pieds devant.

— Tss, tss ! reprit-elle, impitoyable. Une femme DOIT savoir cuisiner, c'est le B.A-BA. Et tu devrais savoir que l'amour passe par l'estomac, ma chérie. D'ailleurs, en parlant de ça... est ce que tu as un petit ami ?

— Bah tu le sais, non ? lui répondis-je d'un air sombre. Avec le travail...

Ma grand-mère leva les yeux au ciel, certainement catastrophée par le fait que je sois « encore célibataire à mon âge ». Pour ma part, ne pas être en couple à vingt-huit ans n'était pas si horrible que ça. D'autant qu'après ma déconvenue avec Paul, je ne me sentais pas prête à renouveler l'expérience.

— Aelynah, tu iras à ce cours. Déjà parce que je l'ai payé une petite fortune, ensuite parce que d'après Renée, son petit-fils fait de véritables miracles. Même avec les cas désespérés. D'ailleurs quand elle lui a parlé de toi, il a accepté de relever le challenge sans aucune hésitation.

Bravo ! Voilà que maintenant j'étais considéré comme un chalenge ! Comment devais-je le prendre ?

— Ton premier cours commence demain soir, rajouta-t-elle avant que j'aie pu dire quoi que ce soit. Et ne me remercie pas, c'est fait avec amour !

Je regardai ma grand-mère les yeux écarquillés, sans savoir si je devais rire ou pleurer de son initiative. Je restai donc assise devant mamie, la bouche grande ouverte, mais pourtant incapable de prononcer la moindre parole. Était-elle consciente de la situation cauchemardesque dans laquelle elle m'avait fourrée ? J'allais devoir apprendre à faire des « miracles » dans un domaine que je ne maîtrisais absolument pas, et éviter de provoquer une éventuelle intoxication alimentaire mortelle. Eh bien ! C'était pas gagné...

Incroyable fiancéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant