PROLOGUE

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Marjorie

Quand on est jeune, on croit que le cœur brisé est l’apanage des amours déçues. On pense que l’indifférence de ce garçon que l’on croise tous les jours au collège, est la pire cruauté que l’on puisse faire subir à notre petit cœur d’adolescente. Comme s’il n’existait rien de plus important au monde que ce type au fond du couloir et son appréciation sur notre personne. On en oublierait presque toutes les fois où notre cœur s’est serré jusqu’à se briser pour tellement d’autres raisons qu’une stupide attraction romantique non réciproque.

Peu importe qui le brise ou de quelle manière. Le résultat est le même. On se retrouve toujours à devoir ramasser les morceaux, éparpillés au sol, à tenter de les rassembler en une image cohérente, à tenter d’ignorer le fait qu’il est constamment incomplet. Cet emplacement vide qui n’est jamais comblé et auquel on finit par s’habituer tant bien que mal. Et puis le temps passe, on perd de nouvelles pièces, le trou s’agrandit. Tant et si bien, que l’on ne sait même plus reconnaître le paysage de départ.

Lisa a été la première personne à me tendre la main, à m’aider à remplir les manques, du haut de ses onze ans. Je la revois encore, avec ses deux couettes blondes très longues raides comme la justice, mâcher un chewing-gum, plantée devant moi, le jour de ma rentrée en sixième.

— Salut ! Moi, c’est Lisa! J’adore Lorie, danser et manger des skittles. Si tu m’en ramènes demain, je serai ta meilleure amie pour la vie. En attendant, je veux bien être te tenir compagnie pour la journée si tu veux.

C’était assurément du chantage. Elle s’est assise à côté de moi, sans même attendre que je réponde et m’a tendu un malabar, que je me suis empressée d’ouvrir et de fourrer dans ma bouche. Il faut dire que je n’en avais pas souvent.

Elle n’a pas menti. Le lendemain, je lui ai ramené un sachet de skittles qu’elle a englouti en me posant toutes les questions plus farfelues les unes que les autres qui lui passaient par la tête.

— T’as un chien ?

— Il fait quoi ton père comme travail ?

— T’aimes Britney ?

— Est-ce que tu sais danser la valse ?

— Tu veux bien me faire des boucles comme toi ?

— Combien de temps tu tiens en apnée sous l’eau ?

Oui, elle m’a vraiment demandé cela. Et tout un tas d’autres choses dont je ne me souviens pas. À compter de ce jour-là, nous ne nous sommes plus lâchées.

Lisa était aussi exubérante que j’étais renfermée. Aussi explosive que j’étais calme. Aussi bruyante que j’étais silencieuse. Elle prenait toute la place que je ne prenais pas, et attirait sur elle tous les regards. Et ça ne me gênait pas, au contraire, ça m’allait très bien. Je me cachais derrière elle. Un psychologue m’a fait comprendre, bien des années plus tard, que c’était mon mode de fonctionnement : me camoufler derrière des personnalités hautes en couleurs. Comme si je cherchais les beautés les plus fracassantes pour dissimuler derrière elles toute ma laideur. Enfin, ça c’est moi qui l’ai compris toute seule. Lisa était parfaite pour ce rôle, et elle l’a tenu à merveille, jusqu’à ce que je m’enfuie comme la stupide gamine lâche que j’étais à mes dix-huit ans. J’ai tout fait pour l’oublier dans les bras rassurants de Sébastien. J’ai tout fait pour la remplacer dans les conversations vides et les soirées avec ses potes. Mais je ne l’ai jamais retrouvée. Mon amie, mon âme sœur, ma moitié. Car je suis persuadée que c’est ce que nous étions. Elle est mon plus grand regret, la plus grosse fêlure sur mon cœur déjà bien abîmé.

La Mécanique des Cœurs brisésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant