14. MARJORIE

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Ludwig s'avère être un homme très gentil. Peu bavard, certes, mais moi, ça me va très bien. Je n'ai jamais été très à l'aise dans les conversations à bâtons rompus avec des inconnus. J'ai toujours l'impression que ce n'est pas naturel et que la personne en face de moi se fout royalement de ce que je lui raconte. L'essentiel, c'est parfait. Le transfert des pâtisseries dans la chambre froide et leur enregistrement sont bouclés en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. Une affaire à la mécanique somme toute bien huilée. 

Mathy reste avec moi deux bonnes heures pour me montrer la mise en place, l'ouverture et le service des premiers clients puis me laisse mener ma barque en semi-autonomie pour finalement se retirer dans son bureau. La clientèle est principalement composée de gens de passage venus se rafraîchir avant de repartir de plus belle. Les sentiers de randonnée pédestre sont nombreux dans le coin, et ce Salon de Thé est une véritable oasis au milieu du désert. Je m'active derrière le comptoir et prends mes marques assez rapidement, si bien que la journée passe à une vitesse folle. Je n'ai revu Mathy qu'à 13h30, quand il est venu me remplacer pour que je prenne ma pause. Je n'avais rien prévu à manger, mais c'était sans compter Ludwig qui, d'après Mathy, amenait toujours quelque chose pour la personne de service au Salon. Il m'a donc tendu un sandwich au rôti de porc et à la moutarde à l'ancienne. J'ai trouvé étonnant que ce soit spécialement le sandwich préféré de Mathy que Ludwig ait ramené. Oui, je me souvenais du sandwich préféré de Mathias. Pourquoi ? Je ne sais pas. Je m'en souvenais, c'est tout. 

Quand sonnent dix-sept heures, je ferme le Salon de Thé et pars à la recherche de mon patron pour l'informer de mon départ. Je le trouve derrière le bar en train de couper des rondelles de citron. Il lève brièvement les yeux vers moi avant de les reporter sur ses mains. 

— Hum.. Mathias, je vais y aller... J'ai tout fermé et remballé les restes pour les Restos du Cœur, comme tu me l'as montré... 

J'ai l'impression qu'il ne m'écoute pas du tout. Il se retourne même en plein milieu de ma phrase pour trafiquer je ne sais quoi. 

Non mais quel enfoiré...  

Je m'apprête à partir sans demander mon reste, quand un cocktail rouge-orangé se matérialise sous mes yeux. Mathy le pousse vers moi et désigne de la main un tabouret haut qui fait face au bar. Il retourne ensuite à ses verres qu'il se met à essuyer avec son chiffon. J'hésite. Pas longtemps, à vrai dire, parce que je meurs de soif. Je m'assieds à la place indiquée, puis prends la paille entre mes lèvres et aspire une gorgée. 

Bordel, c'est trop bon...  

C'est un cocktail sans alcool et, si mes papilles ne me font pas défaut, il est à base de citron et d'ananas, avec un peu de grenadine je pense. C'est délicieux, et bienvenu, je dois dire, avec cette chaleur. Je relève les yeux et tombe sur Mathias qui me regarde tout en essuyant un verre. 

— Alors ? demande-t-il, en levant un sourcil. 

— C'est délicieux, merci, réponds-je en lui souriant. 

Il roule des yeux, et je sens pointer l'exaspération dans son regard. 

Mais quoi, à la fin ? 

— Ce n'est pas ce que je te demande, Marjorie ! 

Je fronce les sourcils. 

Ah bon ? Et il veut quoi Monsieur "Je mords beaucoup mais je n'aboie pas"?  

C'est quand je le vois pointer le verre entre mes mains du menton, que je comprends. Que je me souviens. 

Quand Mathy avait dix ans, il s'est pris d'une obsession soudaine pour les cocktails. Il élaborait des recettes complexes avec tous les fruits et légumes qu'il trouvait dans le garde-manger et il me missionnait pour en deviner les ingrédients. Nous adorions ce jeu, lui et moi, et c'était toujours très drôle. Car, si au début, les recettes étaient simples et peu élaborées, elles se sont très vite étoffées et les ingrédients farfelus qu'il choisissait, comme le basilic, le clou de girofle ou la pâte à tartiner me donnait du fil à retordre lors de la devinette hebdomadaire. Qu'il s'en souvienne et y fasse référence me tire un sourire et je me prête au jeu, amusée. 

— Oh, je vois, alors... dis-je en reprenant une gorgée du délicieux breuvage. Je détecte de l'ananas et du citron... Un peu de grenadine aussi... 

Je goûte à nouveau. Il me regarde toujours, un sourire en coin ourlant ses lèvres. 

— Il y a autre chose, mais impossible de mettre le doigt dessus. 

— Montre-moi ta langue, j’y verrai peut-être la réponse... 

Gloups 

Je perds mon sourire devant l'intensité de son regard sur moi et la tonalité rauque de sa voix. Il semble avoir lancé ça sur un coup de tête, car, quand il perçoit ma réaction, il se reprend, pose le verre qu'il tenait et prend le mien, désormais vide, pour le mettre dans l'évier derrière lui. 

Toujours face à l'évier, il tourne légèrement sa tête vers moi et reprend: 

— Gingembre. 

— Pardon ? je demande, ne sachant plus de quoi nous parlions. 

— L'ingrédient manquant. C'était du gingembre. Tu as perdu Majolie... 

Et il reprend sa petite vaisselle, l'air de rien alors que moi je fonds sur mon tabouret en l'entendant réutiliser le surnom qu'il me donnait quand nous étions enfants. Soyons honnêtes cinq minutes, l'effet sur moi n'est plus du tout le même qu'à l'époque. Si avant, cet appelatif était synonyme d'affection et de tendresse, l'entendre dans sa bouche d'homme, à la voix grave et pleine de sensualité lui donne une toute autre saveur, et je ne suis pas sûre d'être capable de deviner les ingrédients de ce cocktail d'émotions qu'il fait naître en moi. 

— Oui, c'est évident... je souffle, le feu aux joues, avant de prendre congé et de détaler jusqu'à ma voiture comme si j'avais le feu aux fesses. 

La Mécanique des Cœurs brisésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant