16. MARJORIE

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Cette balade de fin d'après-midi au côté de Catherine est douce et réconfortante. Nous marchons lentement. Elle me parle des voisins, de ses amis du Club des Aînés dont elle oublie parfois le prénom, mais jamais la somme exacte dont elle les a allégés au poker, la semaine dernière. Elle me raconte que Mathy accepte généreusement de prêter la salle de son bar, deux fois par semaine, de quinze heures à dix-sept heures pour "accueillir nos vieilles carcasses", selon ses propres termes. 

— Il dit à qui veut l'entendre que c'est pour se faire des biftons sur le dos de ces vieilles carnes qui ne refusent jamais une nouvelle tournée, mais je le connais mon garçon ! Il ne nous a jamais fait payer un seul centime ! Il aime bien se faire passer pour un mauvais bougre, mais ça ne fonctionne pas avec moi. Il sera toujours mon petit Mathy, peu importe ce que disent tous ces enfoirés... 

Catherine se tait, les yeux dans le vague. J'aimerais être assez téméraire pour lui demander à quoi elle fait allusion, mais je ne l'ai jamais été, ce n'est pas aujourd'hui que je vais commencer. Avant même que je ne puisse ouvrir la bouche, Catherine enchaîne sur un autre sujet. Elle parle pour nous deux, et je me contente de l'écouter, comme on écoute une vieille compilation que l'on retrouve dans la boîte à gants de la voiture. Avec nostalgie et bonheur. Je suis contente de m'être proposée pour l'accompagner. Lisa a bien le droit de se reposer, et, passer du temps avec Catherine, c'est plonger avec volupté dans une mer de souvenirs chaleureux. Chaque maison que nous dépassons, chaque voisin que nous croisons et qui salue avec une joie non feinte mon retour, tout me rappelle avec précision les moments incroyables que je vivais chez les Menatti. C'est simple, dès que je dépassais jadis le portail de la ferme des Pinars, et que j'arrivais dans la rue des Menatti, je laissais derrière moi l'angoisse, la peur, et même le silence qui régnait en maître chez moi, pour m'imprégner de tout ce que cette maison voulait bien m'offrir. Je regrette véritablement d'avoir coupé les ponts de manière aussi abrupte. J'aurais eu besoin de Catherine, elle qui était ce qui se rapproche le plus d'une mère pour moi. Je sais qu'elle m'aurait conseillée quand ma relation avec Cyrielle a commencé à s'effilocher. J'aurais eu besoin de Lisa, pour comprendre bien plus tôt que ce qui nous liait, Sébastien et moi, n'était rien de plus qu'une profonde et sincère affection. Nos âmes sont connectées, je le sais, je le sens au fond de moi. Le fil qui nous relie, Cyrielle, est le gage de notre amour. Oui, nous nous sommes aimés. Ce n'était ni passionnel ni charnel, mais ça n'en est pas moins de l'amour. Sébastien est et restera dans mon cœur, comme le parfait compagnon qu'il a été, le long de cette route semée d'embûches. Je ne pourrais jamais le détester. Nous ne nous déchirerons jamais comme le font ces couples à la haine aussi virulente que leur amour était passionnel. Et c'est très bien ainsi. 

Alors que nous arrivons enfin à l'épicerie, je m'aperçois que Mathy est là, et attend contre le mur, une jambe relevée et une cigarette à la main. Dans la lumière déclinante du jour, je le trouve... inquiétant et sombre. Il ne nous a pas encore vues et sa mine est pensive. La manche droite de son t-shirt blanc est relevée et il contemple son bras nu comme si ce qu'il y voyait le dégoûtait. Alors que nous nous approchons, j'ai à peine le temps d'apercevoir les volutes sombres, les courbes et les deliés des tatouages sur son avant-bras avant qu'il ne nous voit et redescende illico la manche sur son poignet. Son attitude change radicalement. Il écrase sa cigarette contre le mur et jette le mégot dans une poubelle avant de nous rejoindre prestement. 

—... Hum... Salut Mathias... Qu'est-ce que tu fais là ? demandé-je, perplexe. 

Il s'approche de Catherine pour l'embrasser sur la joue et je me surprends à vouloir qu'il se penche aussi sur moi pour m'embrasser. 

Sur la joue, ou ailleurs, petite coquine ?  

Saloperies d'hormones. 

Bien sûr, il ne le fait pas. Après tout, nous nous sommes quittés il y a à peine deux heures. 

Deux heures, c'est rudement long... Fais-nous un becquot, amigo... 

Je pense sincèrement que je serai bientôt bonne à interner si je continue à entendre cette saleté de voix dépravée dans ma tête. Mon débat intérieur me tire une grimace peu discrète que Mathias détecte, puisque je le vois froncer les sourcils d'incompréhension. À priori, il ne souhaite pas pousser le vice en me questionnant puisqu'il me répond aussitôt. 

— Lisa m'a appelé pour me dire que vous étiez sur le chemin. 

Puis il s'adresse à Catherine, d'une voix plus douce. 

— Maman, j'ai déjà pris le papier toilette. Je vais vous ramener d'accord? 

— En moto ? ne puis-je m'empêcher de demander, horrifiée. 

Indulgent, Mathias a un léger sourire avant de me répondre: 

— Non Marjo, pas en moto. José, mon cuistot, me prête sa voiture. J'y ai déposé le papier toilette, elle est juste là, vous venez ? 

Sans un mot de plus, il avance vers une vieille Clio 2ème génération qui a connu des jours meilleurs, et la déverrouille. Je me dirige vers l'arrière, laissant Catherine s'installer à l'avant. Grand seigneur, Mathias ouvre la portière à sa mère et la referme derrière elle. Avant que je n'ai pu ouvrir la mienne, il pose la main dessus pour m'en empêcher et se penche sur moi pour me parler doucement. 

— Merci... De l'avoir accompagnée... Ce n'est pas toujours facile à gérer dans ces moments-là... 

— Pas de problème, réponds-je sans hésiter. Ça me fait plaisir. C'est habituel, si je comprends bien ? 

— C'est le moins qu'on puisse dire. Elle insiste toujours pour y aller à pieds mais le retour est bien plus difficile, donc on a convenu, avec Lisa, qu'elle m'appelle quand elles partent ,et je les récupère ici pour les ramener à la maison. 

— D'accord, je comprends mieux, c'est vrai que le bar n'est pas très loin de là. Si j'étais moins feignante, je viendrais travailler à pieds. Je pourrais rendre la voiture comme ça, mais bon, le trajet est quand même long... Sans compter que le sport et moi... 

Je m'esclaffe, me moquant ouvertement de mon manque de motivation, et étonnamment, Mathy se fend d'un sourire en coin aussi craquant qu'inattendu. 

Oula, on se calme les palpitations là... 

— Voilà quelque chose qui n'a donc pas changé chez Marjorie Cellier, dit-il, joueur, en m'ouvrant la portière. 

Je m'engouffre à l'intérieur et lui réponds sur le même ton. 

— Et qui n'est pas prêt de changer, si tu veux mon avis... 

Il sourit de plus belle et je le trouve magnifique, là, juste au-dessus de moi. Mon cœur rate un battement alors qu'il m'assène le coup final, sans pitié pour mes hormones en ébullition. 

— Il ne faut jamais dire jamais. En cherchant bien, je suis sûr qu'on peut te trouver un sport digne d'intérêt. 

Fier de son petit effet, il me fait un clin d'œil et ferme la portière. 

Merde... Je rêve ou Mathias Menatti flirte avec moi ?  


La Mécanique des Cœurs brisésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant