11. MATHIAS

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Je n'aime pas ça. Je n'aime pas ça du tout. 

Je relis le message que m'a envoyé Lisa, il y a plus de dix minutes. 

Salut l'affreux! Tu peux m'appeler
dès que t'as un moment s'il te plait?
J'ai un truc à te demander. 

Lisa ne me demande jamais rien. Ou, quand elle le fait, ça ne sent jamais très bon pour moi. Je glisse le téléphone dans la poche arrière de mon jean quand je vois Maggy, ma serveuse, s'approcher avec son plateau.  

— Deux Monacos, trois Despés et un Perrier pour les poufs en chaleur de la 10, s'te plait. 

Un très léger sourire en coin étire mes lèvres à l'énumération de la commande de mes clientes. Ce groupe de nanas vient un soir sur deux depuis que j'ai repris le café-bar, il y a maintenant trois ans. Toujours la même heure, toujours la même commande. Leurs œillades et leurs murmures sur mon passage ne sont pas des plus discrets, mais tant qu'elles consomment, moi, ça me va. Maggy, elle, ne les supporte pas. Il faut croire qu'elles ne sont agréables qu'avec la gent masculine. Elles ne venaient pas du temps du vieux Paulo, ça c'est sûr, puisque c'est moi qui était son serveur et que je m'en serais souvenu. Il faut dire qu'elles ne sont pas désagréables à regarder, mais ça s'arrête là. Je ne veux pas de problèmes avec les clients du bar. C'est mon bébé cette affaire, et j'y tiens comme à la prunelle de mes yeux. Je n'en revenais pas quand Paulo m'a proposé de reprendre l'affaire. Il voulait prendre sa retraite et s'installer en Bretagne près de sa fille cadette, son mari et ses trois petits-enfants. Ce vieux bougre était grincheux et peu bavard, mais dès qu'il était question de sa fille et de ses rejetons, un grand sourire se peignait sur son visage et il se transformait en papy gaga. Écœurant. 

Paulo, je l'aimais bien. Il ne faisait pas dans le sentiment, et c'est le seul qui a bien voulu me proposer un travail quand tous les autres me fermaient la porte au nez. Au début, je m'occupais de la plonge, puis, j'ai été le commis de son cuisinier et enfin, il m'a mis en salle. Mon air revêche et peu enclin à nouer des liens aurait pu le décourager de me jeter devant une clientèle, mais, étonnamment, personne ne s'est jamais plaint. Pas devant nous, en tout cas. Tout le monde s'est habitué et le bar n'a jamais désempli. Du temps de Paulo, nous ouvrions le soir uniquement, à partir de 17h. Quand j'ai pris les commandes, j'ai élargi nos amplitudes horaires et décidé d'ouvrir également en journée, de 10h à 17h, transformant le bar en Salon de Thé, très apprécié des familles, surtout l'été. En effet, dès que la hausse des températures nous le permet, nous dressons des tables sur la terrasse à l'arrière du bar, dont la vue sur les collines environnantes n'a de cesse d'étonner les gens de passage. J'ai également étoffé la carte pour que le salon puisse proposer toutes sortes de thés, cafés, jus de fruits frais et pâtisseries en tout genre, mettant ainsi à contribution la boulangerie du coin, ravie de nous faire découvrir son savoir-faire. Je suis fier de ce que j'ai fait de ces murs et personne ne m’ôtera ça. 

Je tends les boissons à Maggy et, cette dernière s'empresse de repartir en salle, après avoir récupéré un plateau de tapas sur le passe-plat. Il est plus de 22h quand le bar commence à se vider. Après avoir prévenu Maggy, je me retire dans le bureau de l'arrière-salle. Je ne sais pas si Lisa sera encore debout, mais je préfère savoir ce qu'elle attend de moi au plus vite. 

Deux tonalités plus tard, Lisa décroche.  

— Salut frangin, comment ça va? 

— Droit au but Lisa. On s'est vus il y a moins de six heures. 

— Super ! Je vois que ton humeur s'est améliorée depuis tout à l'heure ! Un véritable rayon de soleil... 

Si cette nana n'était pas ma sœur, j'aurais probablement raccroché depuis longtemps. Elle sait être agaçante comme personne. 

Comme je ne réponds pas, elle semble comprendre que je n'ai pas que ça à faire puisqu'elle finit par lâcher sa bombe: 

— Je t'ai trouvé une remplaçante pour le salon de thé. 

Je fronce les sourcils. Il est vrai que j'ai plus que besoin de quelqu'un pour tenir le salon depuis que Mathilde a foutu le camp avec son mec à Paris pour "vivre la grande vie". Son mec est un junkie qui n'a jamais rien foutu de sa vie. Tout ce qu'elle va trouver là-bas, ce sont des seringues et des MST. Mais bon, je ne suis pas son père, je n'ai rien à dire. À part qu'elle est partie sans faire son préavis et que je me retrouve sans serveuse. Fais chier. Nous nous relayons, l'équipe et moi pour assurer un minimum le service, mais c'est compliqué. Les candidatures ne sont pas nombreuses, ma réputation de tyran me précèdant et mon exigence écarte les quelques malheureux courageux qui se présentent à moi. Je ne sais pas qui Lisa a trouvé mais je suis tout ouïe.  

— Et je la connais ta protégée ? 

— On peut dire ça... C'est Marjo'. 

Quoi? 

— J'ai dû mal comprendre, je pense, reprends-je d'une voix neutre, après quelques secondes de silence. 

— Et bien, Marjo' a travaillé en tant que serveuse dans pleins de cafés sur la côte, elle a de l'expérience. Et puis, tu la connais, donc tu sais ce qu'elle vaut. 

— Mais enfin, justement ! Dois-je te rappeler qu'elle est partie du jour au lendemain sans jamais nous donner de nouvelles? Je ne veux prendre aucun risque! 

— Dans tous les cas, tu n'as personne pour le moment donc tu as tout à gagner à la prendre. Elle n'est là que pour l'été, ça te laisse un peu de temps pour trouver la perle rare. Et puis elle peut commencer immédiatement, tu passes toujours faire un crochet par la maison avant de partir au bar, ce sera l'occasion de vous revoir avant de commencer. Je suis sûre qu'elle t'étonnera.  

— Je n'en doute pas, lui réponds-je, un doigt me massant la tempe. 

La migraine me guette et son argumentaire largué à la vitesse de l'éclair me donne le tournis. 

— Super ! Alors, c'est entendu, elle t'attendra à 9h demain matin à la maison. Tu ne le regretteras pas ! À plus, frérot ! 

Et elle raccroche. Juste comme ça. Je n'ai rien compris, rien vu venir, et elle m'a eu comme un bleu. Bordel, comme si j'avais besoin d'une complication de la taille de Marjorie Cellier dans ma vie. Elle occupe déjà ma chambre, n'est-ce pas suffisant ? Ce sera quoi après ? Mon lit ? 

Attends, QUOI ? 

Plutôt mourir... 

Pas que je trouve Marjo repoussante, loin de là. Son souvenir a la douceur de la couverture molletonnée que l'on aime sortir chaque hiver. C'est chaud, c'est réconfortant, c'est douillet. Plonger dans son regard signifierait retourner à cette époque bénie où tout allait pour le mieux. Et ça, je ne le peux pas. Je n'en ai pas le droit. Je ne peux pas me permettre d'oublier ce que j'ai fait. 

La Mécanique des Cœurs brisésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant