10. LISA

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Je suis en train d'éplucher des pommes de terre quand Marjo' me rejoint dans la cuisine. Elle semble un peu chamboulée. Je fronce les sourcils et elle me répond simplement, un léger sourire prenant possession de son visage: 

— Ne t'en fais pas. J'avais juste oublié l'extralucidité de ta mère. 

— Oh, je vois, réponds-je, rassurée. Oui, ça c'est quelque chose qui n'a pas encore changé, même avec ses pertes de mémoires aléatoires. 

Marjo' se rapproche et se triture les mains, visiblement gênée par ce qu'elle s’apprête à me dire: 

— Je ne t'ai pas demandé mais... C'est quoi la suite? 

— En ce qui concerne l'état de Maman? 

Elle hoche la tête. Je réfléchis un instant, tandis qu'elle prend un couteau dans le tiroir et se met à mes côtés pour m'aider. Elle n'a pas perdu ses repères dans cette maison, qui a été la sienne presque autant que la mienne, et ça me fait chaud au cœur. 

— D'après les médecins, c'est difficile à dire. Chaque patient atteint de cette maladie évolue différemment. La dégradation peut être rapide ou bien durer plusieurs années. Elle va commencer à oublier quel jour nous sommes, à perdre des objets, à ne plus savoir cuisiner ses plats préférés. Elle peut aussi passer par des épisodes de dépression, des sautes d'humeur, de la colère... 

Mon débit de parole ralentit à mesure que l'énumération des symptômes de la maladie évoqués par le médecin se rappelle à ma mémoire. Je sens l'émotion me gagner et les larmes me monter aux yeux. Je continue à éplucher cette saloperie de pomme de terre alors qu'il n'y a plus une once de peau. 

— Elle oubliera peu à peu ses connaissances les plus récentes puis, petit à petit, la maladie élargira son cercle et viendra piocher dans son entourage. Ce sera ses amies du Club des Ainés, son primeur, sa coiffeuse, toutes les personnes qu'elle a rencontrées ces dernières années, Lucas, qui s'occupe d'elle pourtant plusieurs fois par semaine et qu'elle connait depuis qu'on est gosses... Et puis, ce sera toi... Et puis... Nous... 

La pomme de terre a réduit de moitié dans ma main quand Marjo me la reprend, ainsi que le couteau. Je lève les yeux sur elle, mais ma vision est floue. Je sais que je pleure au moment où je vois l'expression dévastée sur son visage. Marjo' ne sait pas exprimer ses émotions. Elle ne laisse la porte ouverte qu'à de très rares occasions, et seulement pour la peine des autres, jamais pour la sienne. Elle a mal pour moi, et savoir ça, même si c'est égoïste, me fait du bien. Comme si elle aspirait un peu de ma peine, pour la ressentir à ma place. J'en avais cruellement besoin. 

Elle me prend dans ses bras, parce qu'elle sait que ça aussi, j'en ai besoin. Je m'efforce d'être forte pour Maman, et pour Mathy aussi. Il a suffisamment à gérer avec ses propres démons, sans que je lui en rajoute. Je sais qu'il souffre aussi de tout ça, mais il le fait à sa manière. À sa manière rustre, possiblement agaçante et frustrante, mais c'est ainsi. Je m'efforce de compenser son obscurité permanente par une bonne humeur à l'épreuve des balles. Mais cette balle-là, la maladie de Maman, est vicieuse. Elle transperce tout sur son passage et fait son chemin vers mon cœur sans jamais s’arrêter. Mon masque de joie est fissuré et j'ai parfois du mal à maintenir les morceaux en place. Comme à cet instant, face à Marjo'. Il se casse la gueule à mes pieds et je ne peux rien faire pour l'en empêcher. 

Marjo' me berce un peu dans ses bras, tout en me serrant très fort contre elle. Elle sait comment réagir avec moi, comme toujours. La douleur, elle la connait intimement. C'est une vieille amie qui lui a tenu la main durant toute son enfance et qui ne l'a jamais lâchée. Je le sais, elle la porte en elle. Même si elle la cache sous des couches et des couches de non-dits et de silences. Mais ce n'est pas grave. Parce que moi je la vois, cette douleur tapie au fond d'elle, qui fait maintenant écho à la mienne. Et je nous fais une promesse silencieuse, celle de nous soutenir quoiqu'il advienne, pour que la peine ne soit jamais plus forte que nos rires. 

Nous nous éloignons l'une de l'autre et, après avoir séché mes larmes et repris l'épluchage de mes pommes de terre, je lui demande.  

— Bon, est-ce que tu es allée voir les adresses que je t'ai données pour du travail? 

Elle comprend que je cherche à changer de sujet pour redonner du souffle à mon cœur et mes pensées, et elle me suit sans réfléchir, reprenant elle aussi son couteau en main.  

— Oui, j'y suis allée, mais j'ai fait chou blanc. Ils ne recrutent pas ou bien ne me veulent pas dans leurs pattes, moi, le vilain petit canard, rejeton de la boucherie Cellier... 

— Oui, je vois le genre. Tu as vu ton père ? 

— Non, pas encore. Je ne sais pas encore comment je vais gérer ça mais il va bien falloir que je crève l'abcès une bonne fois pour toutes. Et puis, nous nous sommes téléphonés quelques fois ces dernières années, donc j'imagine que c'est la suite logique, le revoir. 

Elle me raconte les conversations téléphoniques de ces dernières années avec ses parents. Enfin, plutôt avec son père, si je comprends bien. Marjo' ne m'a jamais caché la relation très tendue qu'elle partageait avec sa mère, même si je pense qu'elle taisait le pire. Pour moi, il s'agissait purement et simplement de maltraitance psychologique, et ça me révolte. Je m'en veux de ne rien avoir fait, même si à l'époque, les violences verbales commises par les parents sur leurs enfants n'étaient pas réellement prises au sérieux par la justice. Je me souviens en avoir longuement parlé à Maman quand j'étais une toute jeune adolescente, et c'est ainsi que sont nés les week-ends chez les Menatti. Maman ne m'a jamais raconté exactement la teneur des négociations avec les Cellier. Tout ce que je sais, c'est que ces derniers étaient ravies de se débarrasser de leur fille, et nous, nous étions enchantés de l'accueillir chez nous. Je soupçonne même Mathy d'avoir eu le béguin pour elle pendant longtemps, même s'il ne l'a jamais avoué. J'adorais voir le changement d'humeur de Marjo' à son arrivée chez nous. Nous savions qu'elle s'y sentait bien car la maison résonnait toujours de ses rires que nous n'entendions jamais ailleurs. Quand elle est partie, nous étions perdus, tous les trois, et nous ne sommes jamais vraiment parvenu à nous y faire, même si Mathy assure le contraire. 

Nous dressons la table toutes les trois et mangeons dans un mélange de joie et de nostalgie qui me font du bien. Maman aussi est ravie, je le vois bien. Elle s'extasie sur chacune des photos de Cyrielle que Marjo nous montre. Sa fille est sa copie conforme, c'est indéniable, et ce qu'elle nous raconte de son caractère ne fait que conforter cette première impression. Je vais adorer cette gamine, c'est sûr et certain. 


La Mécanique des Cœurs brisésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant