15. LISA

3 3 2
                                    

Quand Marjo' rentre à la maison, je suis excitée comme une puce. Je veux absolument savoir comment s'est passée sa première journée avec Monsieur Grincheux. Ma journée à moi n'a été faite que de vaccins et de vermifuges, je rêve de quelque chose de bien plus stimulant à me mettre sous la dent. Et si j'en crois la figure de six pieds de long qu'elle tire en franchissant la porte, je pense qu'il est temps de se mettre à table. 

Palpitations, me voilà ! 

J'abandonne Maman à son émission de télé-réalité préférée (elle adore se payer la tête de toutes ces pseudo-célébrités "à la mords-moi le nœud"), et trottine jusqu'à mon amie qui me salue, livide. Je suis quelque peu refroidie par son manque d’aplomb et m'enquiers prudemment. 

— Alors, cette première journée ? Tu as l'air épuisée... 

Elle se redresse un peu et m'adresse un sourire, qui n'atteint pas ses yeux: 

— Oui, la journée a été longue, c'est le moins qu'on puisse dire... 

— Est-ce que Mathias a été... correct? 

— Oh, oui, très correct. On dirait qu'il a pris un forfait au mot, mais bon, je suppose que je ne dois pas m'en plaindre. 

Elle suppose bien. S'il s'en est tenu à ne lui adresser la parole que pour le strict minimum, c'est probablement parce qu'il s'est contenu. En effet, Mathy n'a plus rien du jeune garçon agréable et très volubile que Marjo a connu à l'époque. S'il se contente d'être grincheux ou silencieux avec Maman et moi, il s'avère être un véritable connard avec la plupart des personnes qui le côtoient, que ce soit dans son travail ou dans sa vie privée. Je n'ai jamais rencontré une seule de ses copines. Si je n'entendais pas les ragots qui se murmurent sur les conquêtes d'un soir de mon frère (BEURK!), je pourrais croire qu'il est encore puceau. Quant à sa clientèle, je pense qu'il ne la doit qu'à sa belle gueule et à l'ombre de Paulo qui continue à planer entre les murs de l'établissement. 

— En effet, ma belle, estimes-toi chanceuse! 

Alors que je m’apprête à ouvrir le réfrigérateur espérant y trouver miraculeusement l'inspiration pour le repas de ce soir, je vois Maman se lever, éteindre la télévision et se diriger vers la porte d'entrée. 

Merde, elle recommence... 

Je referme illico le frigo et la poursuit dans l'entrée. 

— Maman, où est-ce que tu vas ? 

Marjorie nous a suivies, visiblement alertée par l'inquiétude perçant dans ma voix. 

— Je vais faire un tour à l'épicerie, on n'a plus de papier toilette. 

Nous avons des tonnes de papier toilette. Nous pourrions approvisionner tout le quartier en papier toilette. Et ce, pendant plusieurs semaines. De plus, l'épicerie est à plus de cinq kilomètres. À pieds, ce n'est pas rien. Il y en a bien pour 1h30 pour faire l'aller-retour à son allure. Je ne sais pas vraiment ce qu'il se passe dans sa tête dans ces moments-là. Ces moments où elle perd le nord et où nous ne pouvons rien y faire, si ce n'est faire un bout de chemin avec elle. Alors, je fais ce que je fais toujours. Je l'aide à enfiler des chaussures et un gilet et je m'apprête à faire la même chose de mon côté pour l'accompagner. Seulement aujourd'hui, une main m'arrête sur ma lancée. La main de Marjorie. Je relève les yeux vers elle, honteuse d'avoir oublié jusqu'à sa présence. 

— Lisa, laisse-moi y aller. Catherine en profitera pour me raconter les derniers potins, tu veux bien ? 

Tout en disant cela, elle enfile ses sandales et passe un bras sous celui de ma mère qui la regarde, un sourire tendre sur le visage. Si je veux bien? J'ai honte de dire que je rêve d'une soirée pendant laquelle je ne serai pas obligée de courir après Maman dans toute la ville. Je m'en veux tellement de penser cela, parce que j'aime ma mère, de tout mon cœur. Mais c'est la terrible vérité, et la porte de sortie que m'offre Marjorie, sans le savoir, me donne envie de pleurer. De fatigue, de lassitude. Puis enfin, de soulagement, parce que le temps d'un été, je sais que je ne suis pas seule, même quand Mathy n'est pas là. 

Comme d'habitude, Maman ne veut pas prendre la voiture. 

— Mais enfin, ce n'est pas si loin ! Vous êtes bien des chochottes quand même ! Je ne vous ai pas élevées comme ça, les filles ! 

Marjo' et moi éclatons de rire à l'unisson, alors qu'elles quittent l'allée, bras dessus bras dessous. Catherine Menatti nous enterrera tous. Sa force de caractère m'impressionne, quand bien même je l'ai toujours connue ainsi. Maman a toujours été une femme libre et sans attaches. Affranchie, elle n'a jamais eu besoin de personne pour vivre sa vie comme elle l'entendait, pourtant elle lui a mis des bâtons dans les roues, cette chienne de vie. Mais Maman s'est toujours relevée, fière et encore plus forte. Les hommes, ils étaient de passage, comme tout dans sa vie, à part cette maison et nous, ses enfants. Je n'ai jamais connu mon père. C'était une histoire d'amour aussi intense que brève, elle l'a aimé, profondément. Mais la vie le lui a repris, alors qu'elle était enceinte de moi. Un accident de voiture. Fatal et tragique. Ma mère a pleuré, puis elle s'est relevée, comme toujours. Quelques années après ma naissance, elle a fait la rencontre de Jean, un conducteur de poids-lourds, qui passait le plus clair de son temps sur la route. Maman, ça lui allait très bien, elle qui affectionnait tout particulièrement sa liberté. Et puis elle est tombée enceinte de Mathias et il a foutu le camp. Comme ça, sans dire un mot. Ma mère a pleuré, encore, et elle s'est relevée, toujours. L'histoire aurait pu s'arrêter là, sauf que Jean est revenu, bien des années plus tard. 

Et qu'il a violemment et irrémédiablement brisé cette famille. 


La Mécanique des Cœurs brisésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant