8. MATHIAS

14 7 9
                                    


— Gwen, me saoule pas s'il te plaît... 

— Comment ça, "me saoule pas"? Mathias, t'es sérieux là ? 

J'éloigne le téléphone de mon oreille. Ses crises d'hystérie me fatiguent de plus en plus. Je n'ai pas signé pour ça moi, putain ! 

— Écoute Gwen, je pensais qu'on était sur la même longueur d'ondes, toi et moi. On se voit, on profite, on s'amuse mais surtout, SURTOUT, on ne se prend pas la tête et on ne fait pas des plans sur la comète. Je ne t'ai jamais promis la lune, à ce que je sache... 

La migraine me guette. Je me pince l'arrête du nez, tout en grimaçant. 

— Et moi, je ne te la demande pas, cette putain de lune ! Je te propose juste une semaine tous frais payés sur l'île d'Oleron ! 

— En tête à tête avec tes parents! 

J'en viens à me demander si on a la même définition d'une relation sans engagement... C'est affligeant. Je n'ai pas le temps pour ça, ni même la patience. 

— Tu sais quoi ? Lâche l'affaire Gwen. Je n’ai pas de temps à perdre pour ces conneries et encore moins l'envie. Nos parties de jambes en l'air ne valent pas de me prendre la tête si tôt le matin ! 

— Non mais quel enf... 

Je lui raccroche au nez alors qu'elle continue à hurler. Même si ça ne semble pas évident au premier coup d'œil, Gwen, je l'aime bien. Jusqu'à présent, elle ne me vrillait pas les tympans pour rien et elle savait avec exactitude ce qu'elle pouvait ou non attendre de moi. Mais maintenant, Gwen, c’est surtout un paquet de complications. Elle a un beau cul, certes. Parfait pour y fourrer ma queue. Mais aujourd’hui, elle me prend trop la tête pour avoir envie d'y retourner de sitôt. En écrasant ma clope dans le cendrier de la terrasse, je soupire et regagne l’intérieur. Maman est sur le canapé, elle regarde une rediffusion de La petite maison dans la prairie en sirotant sa tisane. Je m'installe, non, je me jette sur le canapé à côté d'elle. 

— Mathy-chéri, je t'ai déjà dit qu'on ne sautait pas sur le canapé, me réprimande-t-elle, gentiment. 

— Et moi, je t'ai déjà dit qu'on ne disputait pas quelqu'un en lui donnant un surnom affectueux Maman... 

Elle me regarde, un sourire tendre aux lèvres et pose une main sur ma joue : 

— Tu seras toujours mon Mathy-chéri, même quand tu me fâches. 

Je prends mon air exaspéré, mais en vérité, j'adore quand elle me prend encore pour un petit garçon. Seulement ça, je le garde pour moi. Ça nuirait à mon image, c'est certain. Mais, avec ma mère, il n'y a pas de masque, pas d'armure. Il n'y a que du réconfort et de la douceur. Il n'y a que cet amour qu'elle nous distribue, à Lisa et moi, comme si elle ne craignait jamais d'être à court. Parce que c'est le cas, elle n'est jamais à court. Elle en a toujours en réserve, même pour les chiens errants, même pour les personnes qui ne le méritent pas, surtout pour les personnes qui ne le méritent pas. 

Mais ma mère, elle est comme ça. Et je ne la changerais pour rien au monde. Elle est mon point d'ancrage, dans cette pourriture qu'est ma vie depuis... ça. Je serai là pour elle, comme elle l'a été pour moi. On se protège l'un l'autre, et ça, peu importe le temps qui passe ou la maladie qui se fraie vicieusement un chemin dans son corps et dans sa tête. Je ne l'en aimerai pas moins. Mais je le lui montrerai plus. Quitte à lui réserver tout ce qu'il reste de bon chez moi. Parce que contrairement à elle, moi, je suis à court. À court de bonté, à court d'amour, à court d'envie. Donc, tout ce qu'il me reste, ce sera pour elle et seulement pour elle. 

Maman finit par s'endormir devant Charles qui coupe du bois, encore. Ce type n'est donc jamais fatigué ? Je regarde l'heure sur mon téléphone. Presque 15h. Lisa ne va pas tarder à rentrer de sa garde à la clinique. Je relis les messages que l'on s'est échangés peu avant midi : 

Range ta chambre Tête de Nœud,
Marjo' revient à la maison ! 

Comment ça ? 

Comme je t’ai dit hier soir au téléphone,
elle est de retour pour l’été et j’ai décidé
qu’elle logerait chez nous. Elle prendra ta
chambre, tu ne dors plus ici de toute façon... 

Les chambres d'amis, c’est pas pour les chiens. 

Mais tu n'as donc aucun cœur ? Ton matelas
est bien plus confortable que le clic-clac de la
chambre d'amis ! Sois sympa pour une fois !
C'est Marjo' ! 

Je n'ai pas répondu. Oui, c'est Marjo… 

Quand je l'ai vu, la veille, devant la maison, à moitié cachée dans sa voiture de location, j'ai cru que j'hallucinais. Je l'avais reconnue, bien sûr, mais je peinais à croire qu'elle serait toujours dans le coin le lendemain. Marjorie Cellier était le symbole-même de mon innocence oubliée. Elle incarnait le doux souvenir d'une enfance facile et loin de la merde qui nous est tombée dessus peu après son départ. La revoir dans les parages, je m'en serais accommodé. Partager un repas tous ensemble aurait pu m'arracher un sourire, mais la voir tous les jours sous mon toit risque de ne pas être chose aisée. Je sais bien qu'elle n'est pas à l'origine de mon malheur, que ce n'est pas sa faute si je suis devenu ce que je suis. Par contre, ce qui est clairement de son fait, c'est l'état de ma sœur que j'ai dû ramasser à la petite cuillère après sa fuite. Lisa m'a relaté la discussion qu'elles ont eue toutes les deux hier soir, et, oui, je peux presque comprendre ce qui l'a poussé à prendre ses jambes à son cou. Mais merde à la fin ! Elle nous a laissé sur le carreau, tous les trois ! Aucune nouvelle, pas même une carte postale ! Et on devrait l'accueillir à bras ouverts ? La compréhension et la compassion, très peu pour moi, je laisse ça à Lisa et Maman. Pour moi, ce sera juste une profonde indifférence. Pas de temps à perdre avec une girouette. 

La Mécanique des Cœurs brisésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant