5. MARJORIE

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Faire le point sur ces dernières années avec Lisa est curieusement naturel. Comme la mise à jour d'un logiciel. Ça prend du temps, c'est un peu fastidieux, certains programmes sont plus lourds que d'autres, mais une fois la mise à jour terminée, le logiciel est totalement opérationnel et les améliorations sont agréables à découvrir. C'est exactement ce qu'il se passe avec Lisa. 

Elle me raconte sa passion pour son métier et ses petits patients à poils. Je lui raconte mes déboires professionnels et mon abandon total du dessin. Elle me parle du désert affectif de sa vie amoureuse, faite d'histoires finies avant même d'avoir commencé. Je lui raconte ma vie avec Sébastien... Une vie pleine de fous rires et de douceur, quoi qu'il en soit. Elle est désolée pour moi, même si, selon elle, cette relation était vouée à l'échec. "Tu mérites mieux qu'un semblant de vie de couple. Le sexe, ce n'est pas qu'à Noël et aux anniversaires, ma poule !" 

Elle m'apprend que Catherine est atteinte de la maladie d'Alzheimer. Cette nouvelle me chamboule. Catherine a tout juste 69 ans et je ne pensais pas que cette maladie pouvait se déclarer aussi tôt. 

— Elle a commencé à radoter, beaucoup, à répéter sans arrêt les mêmes choses. Elle laissait parfois les fenêtres ouvertes toute la journée en plein hiver alors que le chauffage était allumé. Elle oubliait quel jour on était ou ne savait plus si elle avait payé ses impôts. Nous l'avons amenée voir un médecin, elle a fait toute une batterie d'examen et le verdict est tombé... Alzheimer. 

— Lisa, mon Dieu, je suis tellement désolée, murmuré-je, la main sur la bouche, profondément remuée par la nouvelle. 

Les lèvres de Lisa s'étirent, mais son sourire n'atteint pas ses yeux. 

— Oh ça va, ne t'inquiète pas. Ce n'est encore que le début d’après les médecins, et il peut se passer plusieurs années avant que ça ne s’aggrave réellement. La plupart du temps, c'est indétectable. On se relaie, Mathy et moi, on garde un œil sur elle. Ce n'est qu'un juste retour des choses quand on voit tout ce qu'elle a fait pour nous. J'ai lâché mon appartement du centre-ville l'année dernière et me suis installée ici, pour être sur place en cas de problème. Nous avons aussi un aide-soignant qui vient s'occuper d'elle régulièrement. C'est Lucas, tu t'en souviens ? 

— Lucas… Lucas Dévenor ? demandé-je, abasourdie. 

— Lui-même, me confirme Lisa, un petit air canaille sur le visage. 

Lucas était avec nous au lycée, dans la classe de Lisa d'ailleurs. Il en pinçait pour elle et redoublait d'ingéniosité pour qu'elle accepte de sortir avec lui, mais Lisa n'a jamais voulu. Selon elle, il était bien trop gentil pour que ce soit sexy. 

— Sacrée coïncidence ! m'exclamé-je, encore sous le choc. 

— Le monde est petit, ma vieille, surtout ici. 

— C’est ce que je vois, en effet ! Bon, et Mathy alors, qu'est-ce qu'il devient ? Toujours fidèle à lui-même ? 

Lisa tique et se renfrogne. Je fronce les sourcils et perds mon sourire. 

— Et bien... Mathy a grandi... Et changé... Il ne veut plus qu'on l'appelle Mathy d'ailleurs. Je serais toi, je ne m'y risquerais pas devant lui, si tu veux encore vivre de belles et longues années. 

Elle émet un petit rire de gorge en disant cela, mais je crois qu'elle est on ne peut plus sérieuse. Bon, ce sera donc Mathias. Je dois dire que l'homme que j'ai vu filer sur sa moto tout à l'heure n'a plus rien à voir avec le jeune garçon plein de bonne humeur que j'ai quitté à l'époque. J'ai détecté chez lui quelque chose de sombre qui ne lui ressemblait pas du tout, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle je ne l’ai pas reconnu de suite. Cette froideur émanait de toute sa personne. Et j'en ai eu des frissons. Des frissons d'effroi bien sûr... N'est-ce pas ? 

La Mécanique des Cœurs brisésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant