20. MARJORIE

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Mais quel putain d'enfoiré !

En règle générale, je maîtrise mes émotions d'une main de maître. Je ne pleure pas en public, je ne m'énerve pas, et surtout, je ne perds jamais le contrôle. 

Et bien, cette fois, on ne peut pas dire que ce soit une réussite Marjo'... 

Je fais les cent pas devant le lit de Mathias, que j'ai furieusement envie de mettre en pièces. Pour qui se prend-il, au juste ? Pour mon père ? Franchement, je n'ai pas compris la réaction épidermique de Mathias, lorsque j'ai prononcé le prénom de Léo. Est-ce qu'ils ont un passif compliqué ? Une rivalité quelconque ? Une ex-petite amie commune ? Dans tous les cas, ce n'est pas mon problème ! Léo a toujours été d'une extrême gentillesse envers moi, je ne vois pas pourquoi je devrais l'éviter. 

Mon profond agacement ne s'estompe pas. Je ne sais pas pourquoi ça m'énerve autant. Certes, il n'a aucun droit de m'interdire quoique ce soit, mais tout de même. Si je veux être entièrement honnête, je dois admettre que la tension à l'intérieur de moi qui vient d'exploser à l'instant, n'a cessé d'enfler depuis le petit interlude entre Mathias et moi dans le garage. De l'excitation amusée au désir brûlant, puis de la colère sourde à ma rage soudaine, Mathias m'a fait ressentir tout un panel d'émotions extrêmement fortes et impossibles à contenir. Et s'il est évident que je ne pouvais pas sauter sur lui pour assouvir mes désirs, l'exutoire parfait à cet amas de pulsions et de tensions non-maîtrisables restait l'explosion de colère, puis la fuite. 

Il faut vraiment que je fasse le tri dans ma tête, je ne peux pas péter les plombs comme ça ! Ce n'est pas moi ! 

Ou alors, peut-être que si ? 

Je ne me suis jamais sentie aussi vivante que depuis qu'il a réveillé tout ça en moi. Comme si tout ce que j'avais l'impression de savoir sur moi était incorrect. Ou plutôt incomplet. Je découvrais de nouvelles saveurs dont il m'était difficile de déterminer si je les aimais ou non. Est-ce que c'est ça, perdre pied ? Ça n'a clairement rien d'agréable. Enfin, ce n'est pas tout à fait vrai. Ce qui s'est passé dans le garage, c'était plutôt agréable. Mais sentir la colère affluer dans mes veines, ça l'était beaucoup moins. Je m'assoie sur le lit et tente de calmer ma respiration. Je prends ma tête entre les mains alors que les brimades de ma mère résonnent encore dans un coin de ma tête: 

"Ce n'est pas si grave Marjo' !" 

"Arrête de tout prendre mal Marjo' !" 

"Marjorie, tes réactions sont excessives ! Arrête de pleurer pour un rien !" 

"T'es agaçante à la fin ! Tu ne peux pas être moins... toi ?"  

Quand j'étais petite, je pleurais. Beaucoup. Pour tout, et pour rien. Je pleurais de tristesse, je pleurais de rage, mais surtout, je pleurais parce que je ne savais pas gérer mes émotions. Je n'étais qu'une enfant. Une enfant peut-être plus sensible que les autres, mais je restais une enfant. Ça agaçait profondément ma mère, qui se mettait dans des colères noires. Quand j'y repense aujourd'hui, je me dis que je n'étais probablement pas la seule à ne pas comprendre ce qu'il se passait à l'intérieur de moi. Cette immaturité émotionnelle était liée à mon âge. Et elle, c'était quoi son excuse ? Je lui en veux tellement de m'avoir fait croire toute ma vie que le problème, c'était moi. Aujourd'hui encore, je porte les cicatrices de ses faiblesses, et c'est très lourd. Je n'avais pas les clés pour comprendre le monde qui m'entourait, ni même mes propres émotions, et elle ne me les a pas données. Jamais. Je me suis construite seule, et l'on ne peut pas dire que ce soit une franche réussite. Je suis séparée de l'homme avec lequel je pensais finir ma vie, même si je ne l'aimais pas. Je suis mère d'une adolescente qui n'a pas besoin de moi, et que je ne sais pas aimer correctement. Je suis serveuse intérimaire, sans domicile fixe et je craque pour mon patron. C'est affligeant. 

La Mécanique des Cœurs brisésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant