30. MATHIAS

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mai 2010 

Jean est revenu aujourd’hui. Avec un bouquet de fleurs pour ma mère et un CD des Guns ‘N Roses pour moi. Les fleurs ont fini à la poubelle et le CD au fond de mon placard, sous une pile de fringues. 

juin 2010 

Il est repassé plusieurs fois la semaine dernière mais Maman l’a congédié. À chaque fois. Aujourd’hui, c’est avec une plante qu’il se présente. Il pense peut-être que ma mère aura plus de scrupule à la jeter, ce qui est plutôt malin connaissant Maman. Il passe l'heure qui suit à tenter de s'excuser auprès de ma mère pour ses erreurs passées, arguant qu'il était jeune et stupide et qu'il n'a jamais pu l'oublier durant toutes ses années. La plante est entrée dans la maison, mais pas lui.  

juillet 2010 

Les cours sont terminés et les résultats du brevet sont tombés. Je l’ai eu. Maman est ravie et Lisa me surnomme maintenant “Le Breveté”. Quant à Jean, il me récompense avec une guitare. Oui, une guitare. Une vraie. Tout ça parce que je lui ai avoué admirer ces solos qu’il m’a conseillé de regarder sur Youtube. Je ne sais même pas en jouer. “Ce n’est pas grave, mon grand! Je vais t’apprendre!” m’a-t-il affirmé la semaine dernière avec une tape sur l’épaule et un sourire encourageant. 

Et c’est ce qu’il a fait chaque jour de la semaine entre 17h et 18h30 depuis lors. Nous restons tous les deux là, assis sur les marches du perron, à gratter les cordes. Ma mère nous surveille tout en s’occupant du jardin. Aujourd’hui, elle nous a préparé une citronnade fraiche qu’elle a déposée près de nous au début de notre séance. Jean a même eu droit à un petit sourire qu'il a accueilli comme un enfant qui reçoit un cadeau surprise.  

août 2010 

Je progresse vite. Du moins, c’est ce que m’assure Jean. Il n’a pas manqué une seule de nos séances et me prodigue ses conseils avec une patience qui me surprend beaucoup. Maman se contente de nous regarder de loin, bien que je sente sa conviction et sa reserve s’étioler de jour en jour face au comportement irréprochable de mon père. Il faut l’avouer, il sait mettre à l’aise et faire rire l’assemblée. Il a toujours une anecdote à raconter ou une blague à me faire. Maman fait semblant de l'ignorer, mais je la vois bien se detourner pour sourire. La seule qui reste imperméable à son charme, c’est Lisa. Elle n’est pas souvent à la maison, même si nous sommes en vacances, mais quand elle le croise, elle ne peut s’empecher de faire la grimace et de monter s’enfermer dans sa chambre. Quand je lui demande ce qu’elle lui reproche, elle se contente de hausser les épaules avec un “il était comme ça aussi avant de partir du jour au lendemain”. Moi, je pense surtout qu’elle ne veut plus laisser personne prendre autant d’importance que Marjo’ dans cette famille, pour ne plus en être déçue. Mais ça, je le garde pour moi. J'ai envie de croire qu'il est revenu pour de bon cette fois-ci, qu'il est revenu pour moi.  

septembre 2010 

Aujourd’hui, je pense que Jean ne viendra pas. Il pleut, donc pas de cours de guitare sur le perron. Je me surprends à éprouver un pincement au cœur à l’idée de ne pas le voir avant la semaine prochaine, puisque nous sommes vendredi et qu’il ne vient jamais le week-end. Pourtant, il se présente bien à la porte à 17h30 après les cours, avec son grand sourire habituel, un K-way sur le dos et un parapluie déployé au-dessus de sa tête. Il me fait un coucou à travers la fenêtre qui jouxte la porte d’entrée et commence à s’installer sur les marches en nous créant un abri de fortune avec son parapluie. J’éclate de rire. Ce type est complètement barré, mais j’adore ça. Seulement, Maman n’est pas de cet avis. Et, avec un soupir résigné, elle l’invite à entrer dans la maison pour la toute première fois depuis qu’il en est parti, avant ma naissance. 

octobre 2010 

Les cours de guitare se sont espacés mais pas ses visites. Il vient chaque jour passer un peu de temps avec moi. Au début, il ne venait pas avant 17h. Puis, il s’est présenté de plus en plus tôt à la porte, allongeant nos moments passés ensemble, pour mon plus grand bonheur. Petit à petit, il s’est immiscé dans notre quotidien. Maman lui faisait du café pendant que lui, la complimentait sur la maison et ses tenues. Elle rougissait, il la taquinait. Et moi, il “m’ouvrait au monde des hommes” comme il aimait à me le rappeler. 

Aujourd’hui ne faisant pas exception à la règle, il s'est pointé à la maison avec un nouvel exemplaire du magazine Scootlook dédié aux scooters et autres engins à deux roues. Nous passons souvent des heures à le feuilleter et à parler de tout ce qui touche de près ou de loin au monde de la moto. C’est un motard, je m’en suis vite rendu compte, puisqu’il vient toujours avec sa superbe Suzuki Gladius rutilante. Il sait comment m’amadouer, c’est certain. Maman ne me laisse pas monter avec lui, mais à chaque refus, mon père me glisse à l’oreille “laisse-la se faire à l’idée” avec un clin d’œil, alors je suis patient et j’attends le bon moment. Alors que nous discutons de deux des modèles de scooters mis à l’honneur sur l’exemplaire qu’il a ramené, Maman, hésitante, s’adresse à Jean: 

— Hum… Jean… Tu veux rester diner avec nous? 

Nous échangeons un regard entendu avec mon père. Intérieurement, je saute de joie. Il avait raison! Il suffit d’être patient en fait !  

 *****


Papa a emménagé avec nous à Noël cette année-là. C'était le plus beau jour de ma vie. Ma famille était enfin complète. Et moi, je n'étais plus le seul homme de la maison. Il rendait Maman à nouveau heureuse, ma sœur s'était habituée à sa présence et parvenait même à lui adresser plus de trois mots quand elle revenait à la maison. Et moi, je passais l'intégralité de mes week-ends à bricoler avec lui sur tous les moteurs qui nous passaient entre les doigts. Mes potes se joignaient parfois à nous, et mon père nous distribuait ses conseils, aussi bien en matière de mécanique que pour draguer les filles. Et nous on l'écoutait, comme s'il était le messie. 

"Ton père est trop cool, mec ! T'as trop de la chance !" me disaient mes potes quand venait l'heure de rentrer chez eux. Et je la mesurais cette chance, moi qui n'avait eu aucune figure paternelle dans les environs avant qu’il ne revienne. Il a également réussi à convaincre ma mère de m'acheter un scooter, ce qui n'était pas une mince affaire. En janvier, il a même trouvé un emploi pour une société de transport de la région, enterrant par la même occasion tous mes doutes quant à un possible abandon de sa part. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Du moins, c'est ce que je pensais, du haut de mes quinze ans.  

La Mécanique des Cœurs brisésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant