2. MARJORIE

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Honnêtement, je ne sais plus trop ce que je fais là. Et pourtant j’y suis. Mes mains tremblantes entourant nerveusement le volant de ma Fiat 500 de location, je fixe cette porte, qui n’a pas changé depuis la dernière fois que je l’ai refermée derrière moi, il y a presque seize ans. Au bout de cette allée que j’ai parcourue un nombre incalculable de fois. Parfois en trottinette, le plus souvent à vélo ou à pied. Seule, ou avec Lisa. 

Sérieusement ? Le temps n’a-t-il pas de prise sur cette maison ? Immortelle et immuable, comme ma jeunesse dans ses murs, que je vois toujours défiler sous mes yeux, peu importe les années qui passent. Si je les ferme assez fort, je sens encore l’odeur des tourtes à la viande que nous faisait Catherine, la mère de Lisa et Mathy. Si je les ferme encore plus fort, j’entends même les pas lourds de Mathy dévalant l’escalier pour, une fois de plus, échapper à sa sœur après lui avoir volé des skittles dans la bonbonnière en forme de pomme que j’avais chinée dans une brocante et offerte à Lisa pour ses 14 ans. 

Tout est là. Et rien ne l’est plus. J’ai tout gâché. J’ai fait des choix qui, à l’époque, me semblaient justes et honorables… 

Qu’est-ce que je raconte ? Je n’ai fait aucun choix. J’ai suivi Sébastien à l’autre bout de la France parce que mes parents m’ont tourné le dos quand ils ont appris que leur saleté de gamine s’était fait engrosser par « l’étranger » du village à tout juste dix-huit ans. À noter qu’il n’avait rien d’étranger. Il n’était pas né ici et ça suffisait aux gens du coin pour les traiter, lui et sa famille, comme des pestiférés. 

La porte de la maison dans mon champ de vision s’ouvre tout à coup, me tirant de mes pensées. Je sursaute. 

Merde… Je ne suis pas prête. 

J’enfile mes lunettes de soleil, et, à l’instar de toutes ces séries à la con où l’héroïne ne veut pas se faire repérer à espionner son mec en plein « prétendu » adultère devant chez sa « non moins prétendue » secrétaire, je me liquéfie et tente de m’incruster dans mon siège que j’allonge au maximum. 

C’est un mec qui sort. Un grand type, assez bel homme, si ma vision de loin ne me fait pas défaut. Du moins, c'est ce que me laisse penser son jean sombre et sa veste en cuir ouverte sur un haut blanc, suffisamment près du corps pour que j'en déduise qu'il n'y a rien à jeter là-dessous. 

Merde, Marjo, relève les yeux… 

Je m'exécute, mais je ne sais pas si c'est une bonne chose. Je ne vois pas les détails de son visage avec ses cheveux noir de jais dont quelques mèches tombent négligemment sur son front et ses Ray-Ban vissées sur son nez. Une bouche perdue au milieu d'une barbe bien taillée. Ce type sort d’une pub pour un barbier hipster ou quoi ? 

Le mec continue d'avancer dans ma direction pour finir par s'arrêter devant un superbe bolide à deux roues, une Triumph. Ma foi, je n'y connais strictement rien, mais mes yeux semblent s'être accordés pour y lire cette marque, ce qui est plutôt un exploit au vu de ma myopie sélective. Avant d'enfiler le casque qui attendait gentiment son propriétaire sur ladite moto, il ferme sa veste puis retire ses lunettes et, comme s'il avait senti le poids de mon regard, braque ses yeux sur moi. Mon cœur rate un battement. 

Il m'a vue… 

Bien sûr, toute à mon inspection méticuleuse de sa personne (les détails sont importants dans toutes les enquêtes après tout), je m'étais complètement redressée et avait glissé mes lunettes de soleil bien trop sombres sur le bout de mon nez. J'admets, qu'ainsi, je suis beaucoup moins discrète. D'autant plus que la moto est à, à peine plus de trois ou quatre mètres de moi, de l’autre côté de la chaussée. 

Il garde les yeux fixés sur moi dix bonnes secondes. Je le vois froncer les sourcils avant de finalement enfiler son casque, enfourcher sa moto et filer sur les chapeaux de roues. Dix secondes pendant lesquelles je n'ai pas cillé. Impossible. Parce que dix secondes, c'est le temps qu'il m'a fallu pour reconnaître ce regard d'un bleu si clair qu'on le croirait de glace. À peine dix secondes, mais c'est bien suffisant. 

Cette cicatrice longue comme le pouce qui suis la ligne de son sourcil droit, encore bien marquée malgré les années, il se l’est faite quand il avait huit ans, lors d’une chute à vélo, à l’endroit même où il avait garé sa moto. Il voulait montrer à sa sœur une nouvelle figure qu’un de ses copains de l’école lui avait apprise. Seulement, je suis arrivée au même moment et j’ai probablement dû le surprendre, car il a perdu l’équilibre et est tombé de manière assez spectaculaire, je dois l’avouer. Il s’est ouvert l’arcade en tombant sur l’arête du trottoir et a écopé d’une virée gratuite à l’hôpital et de six points de suture. Cet épisode m’a tellement marqué que j’ai vissé un casque sur la tête de Cyrielle dès qu’elle est montée sur un vélo et je la poursuis encore avec à chacune de ses sorties. 

Je n'en reviens pas. Il a tellement changé… 

En même temps, tu t’attendais à quoi Marj’ ? La dernière fois que tu l’as vu, il avait 13 ans… 

Bon, trêve de rêveries. Je ne suis pas là pour regarder la porte. Il faut bien que je me jette à l’eau. Il reste une voiture dans l’allée. Une petite C2 grise qui a connu des jours meilleurs au vu de l’impressionnante couche de poussière qui la recouvre. Seule une marque d’essuie-glace à l’avant et à l’arrière indique qu’elle est toujours en service. 

Je prends mon courage à deux mains, souffle un coup, retire la clé de son emplacement, souffle encore, panique un peu et souffle à nouveau. 

Tout va bien se passer, allons-y… 

Forte de cette conviction qui s’apparente plutôt à une prière, je sors de la voiture les jambes tremblantes et parcourt les quelques mètres qui me séparent de l’entrée. La couronne de Noël en fausses feuilles de houx est toujours là, comme au premier jour. Je ne me laisse pas le temps de me débiner et tape trois coups, comme je le faisais toujours à l’époque. Une minute passe puis le battant s’ouvre sur une femme d’un certain âge que je mets quelques secondes à reconnaître. Pourtant, elle n’a que peu changé. Quelques rides en plus, une chevelure maintenant presque entièrement blanche alors que je l’ai toujours connue blonde. 

« Ce ne sont pas des cheveux blancs Marjorie, ce sont mes mèches blondes qui s’éclaircissent avec le soleil » nous disait-elle constamment quand nous la taquinions sur les quelques cheveux blancs qui éclairaient ses tempes. 

Pas de diminutif, ni de surnom affectueux. C’était la seule personne autour de moi hormis ma mère qui m’appelait par mon prénom entier, sans frioritures. Mais elle le faisait avec tellement de douceur dans la voix et un sourire si tendre sur son visage que mon prénom résonnait à chaque fois de manière réconfortante à mes oreilles. Catherine semble encore la même et le sourire qu’elle affiche en me reconnaissant me va droit au cœur.  

— Ah Marjorie ! Rentre voyons, je vais t’appeler Lisa ! 

Puis, elle se retourne et s’en va vers le salon. Je fronce les sourcils, le sourire figé. Je dois dire que je suis un peu étonnée de sa réaction. C’est comme si on s’était vues la veille et qu’il ne s’était pas écoulé seize années depuis la dernière fois que j’avais franchi cette porte. Je ne sais pas trop comment réagir, mais je n’ai pas le temps de tergiverser puisque j’entends une voix qui se rapproche : 

— Mais non Maman, ce n’est pas Marjorie, c’est la factrice, tu sais bien. Elle vient tous les matins t’apporter ton… 

Ses mots se meurent lorsque les yeux de Lisa se posent sur moi.  

Crac 

La Mécanique des Cœurs brisésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant