12. MARJORIE

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Je suis prête à descendre bien avant que le réveil ne sonne. Je n'ai pas très bien dormi. Lisa m'a trouvé un travail, dans le salon de thé de son frère. Mathy doit passer ce matin et nous nous rendrons ensemble sur place pour qu'il me fasse un descriptif détaillé du poste et de ses attentes. 

Je flippe. Et c'est ce qui m'a tenue éveillée une bonne partie de la nuit. Je n'ai pas revu Mathy depuis mon départ, seize ans plus tôt. Je ne compte évidemment pas le moment où nous nous sommes croisés brièvement devant la maison, il ne m'a probablement pas reconnue. Les quelques mots de Lisa à son propos ne me rassurent pas vraiment sur l'accueil qu'il me réserve. Je suis même persuadée que mon amie l'a forcé à m'embaucher, et ça ne me dit rien qui vaille. J'ai tenté une petite esquive en arguant que je n'avais pas encore postulé dans le supermarché du coin mais Lisa n'a rien voulu entendre, prétextant que je rendrai vraiment service à Mathy en acceptant cette offre. Je ne vois pas comment j'aurais pu refuser. 

Je me regarde une dernière fois dans la glace. J'ai choisi une robe longue bleu marine à bretelles et au décolleté raisonnable. Nul besoin d'attirer l'attention, ce n'est pas mon genre. Pour les cheveux, j'ai opté pour deux tresses africaines, une de chaque côté de ma tête, qui tombent dans la cambrure de mes reins. Simple, pratique et efficace. Rien de tel pour une journée de service en plein été. Comme ma tenue, mon maquillage est sobre: un peu de mascara sur mes cils et de khol sous les yeux. Ni plus, ni moins. Je ne voudrais pas faire mauvaise impression à mon nouveau patron, donc je la joue prudente et passe-partout. 

Je souffle une dernière fois en encourageant mon reflet dans le miroir. 

Allez Marjo', c'est Mathy après tout! Le garçon le plus gentil que tu aies jamais rencontré! Il ne peut pas avoir changé à ce point... 

Si?... 


***** 


J'entends des voix lointaines en provenance de la terrasse lorsque j'arrive au bas de l'escalier. Je m'en approche, tout en essayant de deviner à qui elles appartiennent et souffle, rassurée en reconnaissant Catherine, en pleine partie de monopoly avec... 

— Lucas ? C'est bien toi ? 

Le jeune homme relève des yeux rieurs qui s'accrochent aux miens. 

— Hey salut Marjo'! Ça fait un bail ! 

Il se lève et nous nous embrassons, ravis de nous retrouver. Je dépose également une bise sur la joue de Catherine avant de relever la tête vers lui. J'ai toujours trouvé Lucas plutôt sympa, même si nous ne trainions pas vraiment ensemble. Il était toujours dans l'ombre de Lisa, fidèlement au garde à vous, dans l'attente horriblement longue qu'elle veuille bien lui prêter attention. Ce qu'elle n'a jamais fait, malheureusement pour lui. Il était beau garçon pourtant, mais Lisa aimait les badboys. À croire qu'elle préférait qu'un garçon la fasse souffrir plutôt que sourire. Je n'ai jamais réellement compris son fonctionnement en matière de relations amoureuses, moi qui n'ai jamais prêté attention aux garçons, trop occupée à ruminer mes problèmes. Mais malgré ça, je voyais bien que Lucas en pinçait pour mon amie. J'imagine qu'il est passé à autre chose depuis. Je l'espère. En tout cas, il n'a pas beaucoup changé, il est bel homme et sa gentillesse se lit toujours autant dans ses yeux vairons. Cette particularité a toujours dérangé Lisa. Enfin, c'est ce qu'elle disait. À vrai dire, je pense plutôt qu'il la perturbait parce qu'il avait toujours cette façon si particulière de la regarder, elle et personne d'autre. Je pense que ça la chamboulait bien plus qu'elle ne l'aurait voulu, et qu'elle ne savait pas trop que faire de toute cette attention. J'imagine que l'eau a coulé sous les ponts depuis l'époque du lycée. 

Il reprend, tout sourire, en s'asseyant à nouveau face à Catherine. 

— Lisa m'a mis au parfum au sujet de ton retour parmi nous pour l'été, c'est super de te revoir ! Quand tu es partie, Lisa n'était plus la même... 

— Oui, je reprends en baissant la tête. Je n'étais plus la même non plus. 

— Dis-moi, mon p'tit Lucas, tu devrais te concentrer sur le jeu parce que je suis en train de te plumer, ricane Catherine, allégeant l'atmosphère de ma culpabilité. 

— Eh Madame M., vous ne m’avez pas payé mon loyer, se reprend Lucas en jetant un œil au jeu. 

— C'est tant pis pour toi, tu n'avais qu'à te manifester, maintenant, c’est trop tard. 

Je souris, amusée, tandis que je fais un signe de la tête à Lucas, qui tente tant bien que mal de soutirer de l'argent à Catherine, sans succès, et me dirige vers la cuisine pour me préparer un café. Une fois ce dernier en main, je m'accoude au mange-debout, dans la cuisine, et le bois, en savourant le silence réconfortant de la maison. Soudain, j'entends le bruit d'une moto qui se rapproche de la maison. Ce doit être Mathy. Je me redresse, les sens en alerte. 

Merde, c'est le moment ! 

Qu'est-ce que je fais ? Je reste là ? Ou bien je m'avance pour lui ouvrir ? 

Idiote ! Tu es chez lui, il sait très bien comment ouvrir sa porte !  

Mes mains sont moites et les battements de mon cœur s'accélèrent. Le moteur s'arrête, les graviers crissent sous ses pas et, enfin, la clé tourne dans la serrure. De là où je suis, je vois la poignée de la porte s'abaisser. Je ferme les yeux et les plisse très fort, incapable de retenir ce réflexe de défense primaire que les multiples attaques verbales de ma mère m'ont inculqué. Si tu ne vois pas le danger, il n'existe pas. Le mantra de mon adolescence ressurgit comme s'il n'avait jamais quitté ma tête. Je commence le décompte routinier dans ma tête. 10, 9, 8, 7,... 

— ... Marjorie ? Est-ce que ça va ?... 

Il est déjà là ? J'ouvre un œil. Affirmatif, il me fait face, de l'autre côté du mange-debout, et semble pour le moins dérouté par mon attitude. J'ouvre l'autre œil et souris, au comble de l'embarras. 

— Oh Mathias, salut ! Je ne t'ai pas entendu entrer... J'étais... J'étais en train d'essayer de me souvenir d'une super blague que j'ai entendu à la radio hier... 

Il détourne le regard l'espace d'une seconde, visiblement partagé entre la perplexité et l'inquiétude, pour finir par choisir l'incrédulité. 

— Je vois... Et tu l'as retrouvée ? finit-il par dire en croisant les bras sur sa poitrine. 

La froideur de son expression me paralyse et me donne envie de me terrer dans un trou de souris. Mais, maintenant que je suis dans la mouise, pataugeons joyeusement. 

— Pas du tout, il n'y a rien à faire. Pourtant, je l'ai sur le bout de la langue. Ici, tu la vois ? je réponds sans réfléchir, en lui montrant le bout de ma langue avec mon doigt. 

Et voilà comment je me retrouve à déblatérer les pires idioties au moment le moins opportun. Est-ce que j'ai l'air ridicule ? Assurément. Est-ce qu'IL me trouve ridicule ? Au vu de son regard perplexe qui dévie sur ma langue puis remonte rapidement vers mes yeux, j'en suis persuadée. 

— Non, je ne la vois pas. Désolé... 

Sa voix gronde plus qu’autre chose. C’est déstabilisant. Plus encore que l’énormité que je viens de sortir. Il décroise ses bras et pointe son pouce derrière lui. 

— Je vais voir ma mère. On partira d’ici une dizaine de minutes. Tu n’auras qu’à me suivre avec ta voiture. Ça te va ? 

Je lève les pouces en un accord silencieux et il tourne les talons. 

C'est pas vrai... La honte...  

La Mécanique des Cœurs brisésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant