7. MARJORIE

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Le réveil est difficile. Comme il l'est régulièrement, à vrai dire. Je ne m'en étonne plus, mais cela reste problématique. Je me frotte la poitrine, comme si je pouvais apaiser la blessure infligée à mon cœur seize ans plus tôt par ma mère. Il est courant que je fasse des cauchemars mettant en scène ma génitrice et la facilité déconcertante qu'elle avait de me détruire de l'intérieur. Les épisodes se succédaient, toutes les nuits, comme si je tournais inlassablement les pages du même album de souvenirs, à chaque fois que je fermais les yeux. Ce qui était moins courant, c'était que précisément cet épisode surgisse dans mon esprit tourmenté. Je n'en rêvais jamais, comme si mon subconscient s'était mis d'accord avec mon cœur pour ne plus me rappeler cette violente confrontation. J'imagine très bien leurs pourparlers de l'époque: 

"Bon, Cœur, écoute-moi bien! Je veux bien te faire une faveur, mais j'ai une entreprise à faire tourner moi! Donc, ce que je te propose, c'est que je fasse l'impasse sur la discussion avec la Marâtre au sujet de la brioche dans le four, mais à la place, je vais repasser en boucle touuuuutes les autres fois où la despote psychorigide s'est fait les ongles sur Marjo'! Les rediffusions, ça fait toujours un carton au box office! T'en penses quoi?" 

"Deal!" a très certainement répondu mon cœur, une poignée de mains scellant à tout jamais le sort de mon sommeil. 

   Et voilà pourquoi je me retrouve à toujours ressasser les mêmes images, tant d'années plus tard. Je préférerais largement rêver de la pub "si ju va bien, c'est Juvamine" jusqu'à la fin de mes jours. Mais à priori, Juvamine était absent pendant les négociations. Quoi qu'il en soit, ce mauvais rêve n'augure rien de bon quant à la visite qu'il faudra bien que je me résigne à rendre. Les interactions que nous avons eues depuis mon départ se comptent sur les doigts de la main. Littéralement. La première fois que j'ai repris contact, c'était en décembre 2019, soit il y a à peine 5 ans. Cyrielle m'avait questionnée quant à ma famille et je n'avais su quoi dire. Je lui ai simplement laissé entendre que nous avions eu des différends et que le temps nous avait éloigné. Cruel euphémisme, si je puis dire. Du haut de ses dix ans, elle avait voulu, de sa propre initiative, écrire une carte postale à mes parents, pour "faire la paix" selon ses mots. Son innocence et ses espoirs de petite fille ont eu raison de ma rancœur et je l'ai autorisée à leur écrire. J'ai imprimé une photographie de Sébastien, Cyrielle et moi, et nous avons acheté une carte postale de la promenade des Anglais, au dos de laquelle elle s'est présentée comme leur "petite-fille". L'appellation m'a fait grincer des dents. Ils n'avaient pas coché les cases en tant que parents, je ne voyais pas bien comment ils pourraient le faire en tant que grands-parents, mais soit! Cela avait fait plaisir à Cyrielle, et cette dernière n'aurait de toutes façons pas été là pour les voir mettre la carte au feu à sa réception. Je m'étais même préparée à lui dire que la carte avait sûrement été perdue par la poste, quand il aurait été évident qu'aucune réponse ne lui serait parvenue. Mais à ma plus grande surprise, une réponse est arrivée, deux semaines plus tard. Une réponse brève, mais une réponse tout de même. Quelques mots étaient griffonnés à l'arrière d'une carte postale représentant l'église du village de mon enfance.  

"Appelle-moi, jolie Cyrielle, je serais ravi d'entendre ta voix !" 

   Suivait un numéro de téléphone. Ces mots m'avaient fait l'effet d'un uppercut en pleine figure. Pourtant, ce qui m'avait chamboulée le plus, était la signature au bas de la carte. L'écriture était à peine lisible, comme si la main qui avait tenu le stylo avait tremblé et hésité, peu habituée à tracer ces quatre lettres les unes à la suite des autres: 

"Papi" 

Papa... Il avait pris l'initiative de répondre à Cyrielle. Tout seul. Je ne savais qu'en penser. Il m'a fallu plusieurs jours avant de, ne serait-ce qu'envisager de l'appeler, et un mois de plus pour finalement passer à l'acte. Je l'ai appelé. Seule. Je ne voulais pas que Cyrielle assiste à une possible dispute. Je suis tombée sur le répondeur. J'ai raccroché avant même de réussir à dire quelque chose. J'ai réitéré l'expérience, plusieurs fois en l'espace d'une dizaine de jours mais rien ne sortait. Puis le 25 décembre, alors que nous venions d'échanger et d'ouvrir nos cadeaux, je me suis isolée, ai composé le numéro et suis finalement tombée sur mon père. 

La Mécanique des Cœurs brisésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant