Chapitre 22 - Enfermement à Eluville

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Quelques jours venaient de s'écouler à Eluville mais Gaëlan avait la sensation que cela faisait déjà des mois tant l'atmosphère dans la maison familiale des Souffian était tendue et qu'il en souffrait.
Son père ne lui avait toujours pas directement adressé la parole, comme si il n'existait pas. En revanche, Mirondd chargeait les domestiques de lui transmettre ce qu'il avait à lui dire, peu de choses, mais il lui avait surtout interdit de quitter ses appartements de lui-même. Il devait attendre qu'on vienne le chercher pour une raison ou une autre.
En général, c'était pour les repas qui réunissaient la famille autour de la table à manger, auxquels il était néanmoins convié, son père respectant les convenances et les règles de la noblesse, dans lesquelles il était figé, mais l'ambiance y était pesante et tendue.
Mirondd et Osephe conversaient ensemble en l'excluant, se contentant de lui adresser régulièrement des regards chargés de reproches et de mépris, que Osephe agrémentait souvent de commentaires acerbes et pleins de morgue.
Les siens ne lui accordant plus leur confiance,le jeune homme n'était évidemment plus invité à se mêler des affaires de la famille, comme auparavant. Tout ce que son père exigeait de lui à présent était qu'il reste cloitré dans ses appartements et effectue sa punition pour avoir trahi sa famille.
La seule chose qui venait un peu briser cette routine d'enfermement plus que pénible était les quelques visites qu'il avait pu rendre à sa mère.
Les premiers jours après son retour, Mirondd lui avait formellement interdit d'aller la voir, pas tant pour le protéger d'une éventuelle contagion que dans le cadre de sa punition. Gaëlan avait même ignoré son on avait averti sa mère de son retour.
Après tout, Osephe et Mirondd l'accusaient clairement d'être responsable de l'état d'Ammyli, qu'il s'agissait d'une punition divine pour ses actes, pour s'être compromis avec des êtres semi-humains, certainement car sa santé avait commencé à se dégrader peu de temps après son départ aux côtés de Nigel.
L'honneur avait dicté à Mirondd de cacher Nigel pour lui rendre la pareille mais le remboursement de cette dette n'impliquait aucunement de bafouer les lois régissant la noblesse et de partir courir le monde aux côtés de célèbres criminels. Gaëlan avait plus que déçu sa famille, en devenant le mouton noir et, de ce fait, il apparaissait comme le responsable de tous les problèmes qui frappaient leur maison, la maladie d'Ammyli comme les autres.
Après ces premiers jours à s'inquiéter pour sa mère, d'autant plus que personne ne lui avait donné de précisions quant à la gravité exacte de son état, Mirondd l'avait enfin autorisé à aller la visiter, plus car elle l'avait réclamé que pour accéder à la demande de Gaëlan.
En se rendant auprès d'elle, le jeune homme avait compris pourquoi sa mère ne participait même pas aux repas familiaux, ne pouvant quitter le lit à cause de la maladie dont elle souffrait : l'accidiam.
Comme les autres infections qui rongeaient les continents, elle provenait de l'île de Duwantach, cependant, moins violente et impressionnante que la peste du souffle ou la plagacarnis, elle était bien plus rare et les efforts pour y trouver un remède étaient ainsi moins élevés, se concentrant plutôt sur les épidémies plus répandues. Par ailleurs, elle n'était guère contagieuse, les guérisseurs ignoraient même comment fonctionnait son mode de transmission. Elle était néanmoins tout aussi mortelle que les autres maladies originaires de Duwantach.
Ce mal s'attaquait au corps des malades, qui cessait alors peu à peu de fonctionner. Cela commençait d'abord par les muscles, qui n'obéissaient plus à leur propriétaire, rendant tout déplacement ou mouvement de plus en plus difficile, puis les organes étaient ensuite touchés,s'arrêtant les uns après les autres, jusqu'à ce que les fonctions vitales ne puissent plus être assurées et le malade s'éteignait dans une longue agonie. Cette progression prenait plusieurs années sans qu'on ne sache comment la freiner.
Si les guérisseurs et les médecins ignoraient tout de ce mal, jusqu'à ce qui le provoquait et pourquoi il se déclarait chez certaines personnes qui semblaient pourtant avoir été exposées différemment,les prêtres, eux, possédaient une explication. Pour eux, il s'agissait d'une apathie de l'âme, qui fuyait l'enveloppe charnelle pour une raison encore débattue au sein des ecclésiastiques. Ces rumeurs abreuvées de dogmes religieux nourrissaient probablement l'avis d'Osephe et Mirondd sur la cause des maux d'Ammyli.
Heureusement, cette dernière ne semblait pas partager cet avis, du moins, elle n'avait tenu aucun propos allant dans ce sens en sa présence. Elle se réjouissait seulement de le voir et de pouvoir passer quelques instants ensemble. D'ailleurs, elle n'avait encore jamais fait allusions aux fautes de Gaëlan. La perspective de la mort apportée par une longue maladie changeait certainement l'ordre d'importance des choses.Pour elle, la priorité était que son fils se porte bien et qu'elle puisse partager un peu de temps avec lui, pas le fait que leur nom ne soit plus immaculé par sa faute.
Pour l'instant, Ammyli en était au premier stade de la maladie : les muscles de ses jambes l'avaient abandonnée il y avait plusieurs semaines, la forçant à garder le lit, tout comme la profonde fatigue qui accompagnait l'accidiam.
A part ces quelques visites à sa mère,qui le réjouissaient mais qui étaient trop peu nombreuses et trop courtes, Gaëlan n'était autorisé qu'à rester enfermé dans ses appartements, où il étouffait. Tout ce qu'il pouvait faire était regarder par la fenêtre pour se donner une vague illusion de liberté en laissant ses pensées dériver. Leur sujet principal était bien évidemment les Déchus et Nigel. Ayant la possibilité de se tenir au courant de la course du monde, le jeune homme se faisait particulièrement attentif à toutes les nouvelles qui lui parvenaient mais, étrangement, aucune ne concernait les Déchus.
Léhodore aurait pourtant dû annoncer en grandes pompes la capture des Déchus qui l'avaient nargué durant toutes ces dernières années en une affirmation de sa puissance mais, pour une raison ou une autre, il se taisait sur la présence de ses célèbres captifs. Même si l'incertitude était une compagne bien pénible et qu'elle l'angoissait grandement, ce silence le rassurait modérément car,tant qu'aucune information ne circulait à ce propos, notamment sur une exécution ou autre condamnation, Gaëlan pouvait se laisser aller à croire que ses camarades, en particulier Nigel, étaient toujours vivants et même relativement en bonne santé, cependant,des rumeurs se propageaient dans la cité et elles racontaient que le fils d'une des nobles familles d'Eluville s'était allié avec les Déchus. D'une manière ou d'une autre, l'affaire commençait à être connue, surtout à Thamyre.
En revanche, l'annonce de l'union prochaine de Taminiëlle Cécyly et Ilian De Ohcaire avait largement circulé autour des deux continents, surtout dans les royaumes concernés.
Gaëlan se sentait mal dès qu'il en entendait parler, ce qui arrivait fréquemment, continuant à s'estimer partiellement responsable mais il était surtout écœuré par la manière dont les acteurs de ce mariage, lui compris, étaient traités et considérés : comme de simples pions à manipuler.
Penser à ce qu'il s'était passé à Tikkr'eth et à la capitale, où Nigel était détenu, le renvoyait également à Dimitri Centhvint. Le jeune médecin n'était pas uniquement l'âme damnée de Léhodore qui menait probablement des expérimentations sordides dans son laboratoire mais il était également ce médecin étrange, plein d'espoirs et investi auprès des malades que Gaëlan avait rencontré au cœur de la quarantaine de Bassarèth. Gaëlan se souvenait des résultats extraordinaires que Dimitri avait obtenu grâce à ses traitements expérimentaux.
Ses essaies avaient été sur la peste du souffle, non sur l'accidiam, mais Gaëlan nourrissait l'intuition que le jeune médecin aurait néanmoins possédé des pistes pour soigner sa mère. Il ne pouvait tout simplement pas se résoudre à voir sa mère s'éteindre ni accepter qu'il n'y avait rien à faire, qu'elle était condamnée, encore alors qu'elle était la seule personne à l'accepter au sein de sa propre famille.
Ces pensées tournaient sans cesse dans son esprit en se rajoutant aux images des traumatismes qu'il subis et des horreurs auxquelles il avait assisté aux côtés des Déchus, qui se rejouaient. Il lui arrivait régulièrement de faire des crises d'angoisse ou de larmes dans la nuit, qui se peuplait toujours de cauchemars, ou même durant la journée, pourtant, sa seule envie était de s'enfuir à nouveau du carcan de sa famille, loin d'Eluville, pour retrouver Nigel.
Ce dernier lui manquait atrocement et lui laissait un profond gouffre dans le fond de la poitrine. Un grand vide semblait ronger son existence sans son amant à ses côtés. Sans compter qu'il était certain que Nigel, avec sa légèreté naturelle, aurait su le consoler quant à la santé de sa mère, il aurait trouvé les mots pour lui prouver que les attitudes d'Osephe et Mirondd ne méritaient pas qu'il s'en soucie, il aurait été capable de repousser ses peurs et ses angoisses, il aurait tout simplement illuminé sa vie de son sourire et de sa présence. Sans lui, Gaëlan était affreusement seul, trop seul.
Il trouvait des ressemblances entre ses humeurs moroses et le comportement de Nigel peu de temps avant qu'ils ne se lancent à la recherche des autres Déchus.
Quelques coups frappés contre la porte de sa chambre, où il demeurait assis dans un fauteuil à regarder pensivement par la fenêtre, le tirèrent de ses sombres réflexions. Articulant à peine, il autorisa le domestique à entrer. L'homme le salua d'une révérence mais Gaëlan l'autorisa à se redresser sans faire davantage de manières d'un signe de la main. Après tout, son père estimait davantage ses employés que son propre fils alors le jeune homme ne voyait pas pourquoi les domestiques auraient dû le considérer d'un statut différent du leur.
Affichant cependant un fort respect à son égard, le domestique averti Gaëlan que son père le chargeait d'escorter Ammyli au dispensaire de la ville pour consulter des guérisseurs. La surprise que son père l'autorise à quitter l'enceinte de la demeure familiale, surtout pour quelque chose d'aussi important, frappa Gaëlan mais il comprit que ni lui ni Osephe n'avaient pu se libérer et Mirondd n'était pas encore suffisamment furieux pour mettre la vie de son épouse en danger par rancœur envers son fils.
Saisissant l'occasion de sortir et de pouvoir respirer un peu d'air frais,tout en obtenant des précisions sur l'état exact de sa mère, le jeune homme se pressa de se préparer, se laissant certainement un peu trop aller, n'ayant pas le courage de prendre soin de lui, surtout pour rester dans ses appartements, puis rejoignit Ammyli.
Cette dernière somnolait, éprouvée par la maladie, dans un fauteuil rembourré auquel on avait installé des roues pour faciliter ses déplacements autant que possible malgré ses jambes immobilisées. Des gardes les accompagnaient également, leur servant d'escorte pour s'assurer que personne n'aurait l'idée de tenter de s'en prendre à leurs nobles personnes mais surveillant aussi étroitement Gaëlan, veillant à ce qu'il ne fasse pas de récidive de fugue.
Tout en respectant les directives de son père,transmises par le biais d'un domestique, le jeune homme se rendit au dispensaire tout en parlant à sa mère, même si il ignorait si elle l'entendait réellement, comme elle ne réagissait pas.
Durant leur trajet dans les rues d'Eluville, Gaëlan capta plusieurs regards sur lui ainsi que des murmures échangés sur son passage. Etait-ce car on le reconnaissait comme le cadet fugueur de la famille Souffian finalement de retour ou, plus grave, se doutait-on qu'il était le noble qui avait aidé les tristement célèbres Déchus ?
Accélérant le pas, il se pressa de gagner le dispensaire. Leur venue étant apparemment attendue, Ammyli fut immédiatement prise en charge, probablement pour des vérifications sur la progression de sa maladie et recevoir des traitements pendant que Gaëlan ne pouvait que patienter, encadré par les hommes de son père.
Ce décors où évoluaient malades, guérisseurs et médecins évoquait à nouveau Dimitri Centhvint au jeune homme. Il aperçut également quelques apprentis qui complétaient certainement leur formation en travaillant au dispensaire en plus de leurs cours à la réputée faculté d'Eluville.
Les minutes lui parurent particulièrement longues alors qu'il se trouvait à la merci de ses sombres pensées qui l'affligeaient.
Soudainement, quelques éclats de voix résonnèrent à plusieurs mètres dans le couloir,extirpant Gaëlan de ses pensées et faisant sursauter les gardes à ses côtés, qui se tinrent par réflexe prêts à dégainer avant de constater que ce n'était rien. De toute évidence, il s'agissait d'une querelle entre deux employés du dispensaire sur une affaire d'organisation, de ce que Gaëlan comprenait, cependant, le jeune homme prêtait moins attention aux propos échangés qu'aux spécificités de l'une des deux voix qui s'exprimaient.
Féminine,son accent évoquait celui de Nigel à Gaëlan, certainement donc était-ce celui de Reynelsky, mais il n'y avait pas que cela qui lui rappelait son amant au jeune noble, la manière rude et la formulation des phrases pas toujours parfaitement correcte le faisaient aussi. Plus il entendait ce timbre, plus Gaëlan nourrissait l'impression qu'il le connaissait, l'ayant déjà entendu auparavant, pas seulement car il le renvoyait à Nigel,cependant, il ne parvenait pas à se souvenir où ni à y associer un visage.
Voulant s'en assurer, le jeune noble laissa les gardes pour se diriger vers ces éclats de voix. Les hommes de son père n'intervinrent pas immédiatement, pouvant toujours le garder en vue alors qu'il remontait le couloir.
Tournant à l'angle, Gaëlan découvrit les deux personnes en pleine dispute : un homme d'une quarantaine d'années, qui ressemblait à un médecin ou peut-être un formateur, et une jeune femme aux yeux gris et aux cheveux châtains coupés en un carré plutôt sommaire. Il fallut plusieurs secondes à Gaëlan pour reconnaître Jill, l'une des anciennes camarades de vole de Nigel lors de sa vie à Kaleth, la seule qui les avait aidés.
L'étonnement marqua les traits du jeune noble, Jill étant probablement la dernière personne qu'il s'attendait à découvrir dans un recoin d'Eluville. La dernière fois qu'il l'avait vue remontait à de nombreuses semaines, alors qu'elle hésitait à quitter la triste cité de Kaleth pour accomplir son souhait de devenir médecin pour apporter des soins aux plus démunis. Depuis, plus aucune nouvelle ne leur était parvenue mais il fallait dire qu'ils n'avaient possédé aucun moyen de communication et que tous les événements qui s'étaient enchainé par la suite avaient effacé Jill de ses préoccupations.
Suspendant la querelle qu'elle menait avec véhémence, percevant une présence derrière elle différente de celles des quelques usagers des lieux qui se pressaient de les dépasser dans le couloir, gênés, dont elle se moquait éperdument, la jeune femme se retourna et écarquilla les yeux en avisant Gaëlan.
Ce dernier la salua d'une légère révérence courtoise pendant qu'elle le dévisageait de haut en bas sans grande politesse et que son interlocuteur précédent en profitait pour s'esquiver, en ayant assez de se faire houspiller par Jill, qui, contrairement à la majorité de la distinguée population d'Eluville, ne mâchait pas ses mots.

Le Sang des Déchus - Tome 2 : TraîtresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant