Synesthésie.

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Chien ? Rouge. Cheveux ? Vert. Marmite ? Violet. Plus jeune, quand le sommeil ne venait pas, je disais des mots au hasard, ceux qui me passaient par la tête ; et ça m'évoquait une couleur. Certains comptent les moutons, moi j'avais ça. Je parle au passé, mais j'associe toujours les mots aux couleurs, seulement je n'ai plus besoin d'utiliser ce petit jeu pour m'endormir. Ouais, maintenant j'ai les somnifères. Bref, tout ça pour dire que je suis synesthète. Avant j'aimais bien voir ce phénomène comme un super pouvoir, et je racontais ça aux filles pour les convaincre d'être mes amoureuses. La belle époque. Aujourd'hui, ça ne me sert plus pour draguer non plus : j'ai autre chose (non, pas des somnifères, cette fois, mais une voiture). Bon je m'égare encore, désolé, mais avec tout l'alcool que j'ai avalé, c'est pas facile de garder les idées claires. En 20 années, j'ai eu le temps de bien comprendre comment fonctionnait ma synesthésie. Souvent, il n'y a pas de lien entre les mots et la couleur qui leur correspond. Bon, il y a bien le mot beurre qui est jaune, et le mot sapin qui est vert, et quelques autres exemples, mais je miserais plutôt sur la coïncidence.

Mais il y a ce que je vais appeler des exceptions. Tous les mots en rapport avec la famille sont oranges. Et ce sont les seuls. Papa, maman, tonton, tout ça, c'est orange. Et les mots désignant quelque chose de dangereux sont d'un bleu très foncé. Aussi fou que cela puisse paraître, ça m'a d'ailleurs évité plusieurs fois des emmerdes. Qui aurait pu deviner que la nouvelle voiture dans laquelle ma voisine voulait m'emmener faire un tour était bleue ? Là aussi, c'est les seuls mots bleus. Jusque-là, vous arrivez à me suivre ? Il y a une dernière particularité avec ma synesthésie, c'est que si par exemple je pense à, je sais pas, disons, une lampe en particulier, elle n'aura pas forcément la même couleur que si je pense à une autre lampe. Maintenant je peux vous expliquer la situation actuelle.

Ce soir, on fête les 21 ans de mon meilleur pote, grosse soirée dans la maison de vacances de ses parents. On a bu comme c'est pas permis. Pour vous dire, on a rempli la baignoire de bière, et à l'heure qu'il est, ça m'étonnerait pas qu'elle soit vide. Et puis avec quelques bons potes, on a eu l'idée de se lancer des défis. Des trucs barrés, évidemment, et puis finalement, ils m'ont mis au défi de passer le reste de la nuit dans la grange, avec une fille qui me plaisait bien. Après avoir fait la bamboula comme des fous tous les deux, elle s'est endormie d'un coup. Je pensais donc à sortir rejoindre les autres, seulement la porte de la grange était fermée. Ces cons nous avaient sûrement enfermés pour ne pas qu'on triche. Je me suis dit que j'allais juste dormir, allongé dans un tas de paille, mais impossible de m'endormir. J'avais prévu de passer toute la nuit éveillé, donc mes somnifères étaient restés chez moi, à Toulouse. Et puis il y avait cette porte tout au fond de la grange. Elle était en bois, mais un peu pourrie. On aurait pu penser que ça rendrait l'ouverture plus simple, mais non. On a essayé avec ma compagne d'un soir, mais elle était bloquée, comme s'il y avait quelque chose de lourd derrière.

Je l'avais vite oubliée, mais là, j'ai commencé à entendre du bruit venant de derrière cette porte. Ça faisait comme des petits coups, à un rythme régulier. Ouais je sais, ça pourrait être n'importe quoi, mais là je flippais vachement. Je m'imaginais tous les scénarios possibles, du malade avec un crochet en guise de main jusqu'à l'animal sauvage, ou pourquoi pas une bête mutante cachée depuis des jours, des mois, ou qui sait, des années derrière cette porte, et affamée. Peut-être qu'on avait déclenché ou réveillé quelque chose en essayant d'ouvrir ? J'hésitais à réveiller celle qui dormait toujours à poings fermés, mais je ne voulais pas non plus passer pour un lâche. Pourtant, elle était vraiment effrayante, cette porte au fond de la grange. Vers où pouvait-elle bien mener ? Plus je la fixais plus elle me paraissait dérangeante. À un moment, j'ai même cru la voir bouger, s'entrebâiller légèrement. J'ai cligné des yeux, mais non, elle était toujours en place. En fait c'était ça le problème. C'est qu'elle bougeait pas. J'aurais préféré une vieille porte qui grince, ou qui s'ouvre toute seule, plutôt que ce tas de planches et ces petits coups. Je délirais. Fallait absolument que je pense à autre chose, alors j'ai joué à mon petit jeu de synesthésie. J'étais en train de tomber dans les bras de Morphée, mais il y a deux minutes, j'ai entendu un autre bruit venir de la porte du fond. C'est pour ça que j'ai pris mon téléphone, je me dis que peut-être qu'en écrivant mon histoire je me rendrai compte de l'absurdité de ma peur. Mais ce bruit était beaucoup plus fort que les autres. Cette fois, ça ressemblait à quelqu'un qui se jetterait de toutes ses forces contre la porte pour essayer de sortir. Ou alors c'est mon imagination. Je dois garder mon attention sur le jeu et la nuit passera vite, je crois que le jour va bientôt se lever, et techniquement ils devraient venir nous ouvrir. Lapin ? Marron. Je sais que je dois pas y penser, mais j'y arrive pas. Papier ? Violet. Plus j'essaye de pas y penser, plus j'y pense. Serviette ? Rose. Faut que j'arrête d'y penser putain. Porte ? Bleu foncé.


#Laura :)

N'ayez pas peur. [Réécriture]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant