Chapitre 6 : Rencontre avec Smith

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Alec regarda longuement la jeune femme s'arcbouter contre la poignée du garage.
- Ne me regarde pas comme ça, avait-elle précisé, je refuse catégoriquement que tu oses entrer chez moi.
Il soupira nerveusement, rentrant ses mains dans ses poches. Au début, quand il avait vu qu'elle le faisait passer dans les banlieues, il avait rentré la tête dans les épaules, avait multiplié les regards méfiants et avait failli faire une crise de nerfs une bonne demi-douzaine de fois lorsqu'une vieille avait toussé, lorsqu'un passant en voiture les avait frôlés ou quand une fille avait sifflé au téléphone, derrière eux. On avait pas idée de faire autant de bruit pour rien. Puis elle lui avait dit que ça n'était qu'un simple raccourci, et il s'était un peu détendu. Quelques-uns de ses clients devaient vivre dans ses barres d'immeubles peu accueillants. Si le moindre d'entre eux savaient qu'un gars instable pouvait voir tout le carnet de commande d'Alec, il serait un homme mort. Heureusement le passage avait eu lieu sans encombre, à part la vieille, la voiture et la fille, et ils s'étaient engagés dans des petites maisons pavillonnaires à l'allure innoncentes. C'était une bonne couverture pour un repaire... D'ailleurs Alec avait une très bonne couverture pour lui tout seul aussi : l'internat du collège. Qui soupçonnerait le petit hacker de se trouver dans les locaux de St Martin ?
Personne, si ce n'était Smith, ce grand gars à l'allure de Men In Black qui avait envoyé son acolyte espagnole pour le récupérer. Une fois la colère passée, il semblait que la jeune femme était beaucoup moins menaçante que prévu. D'ailleurs il ne se serait jamais attendu à une femme en tant qu"'homme" de main. Elle l'avait néanmoins sauvé d'un bel embarras, donc il lui pardonnait toutes les insultes immondes proférées dans diverses langues tout au long du trajet.
Il jeta un coup d'oeil suspicieux à ce qu'elle était en train de faire. Elle réussit à ouvrir la porte coulissante avec un petit sourire, et la releva d'un mètre, suffisamment pour qu'ils puissent passer par dessous en s'accroupissant.
- Fais pas ta chochotte, marmonna-t-elle quand elle vit la moue qu'il faisait en se mettant à quatre pattes. Je serais dans la merde si les passants voyaient le bordel qu'il y a là-dedans. Aller.
Elle s'y engagea en dernier, ferma la porte avec plus de facilité qu'il ne lui en avait fallu pour l'ouvrir et se tourna vers lui, sourcils joints.
Le garage avait été annexé avec deux ou trois écrans d'ordis branchés à un vieil Acer, posé sur un bureau recouvert de centaines de trucs en tout genre. Le sol était jonché de déchets, la radio crachotait avec un son faible les dernières infos du jour à propos du dernier gagnant au loto. Deux petites fenêtres semblables à des meurtrières, au dessus de la porte, étaient recouvertes de rideaux vert bouteille épais, et la seule lumière venait d'une lampe à lave préhistorique diffusant un halo bleu du fond de la pièce. La chaise à roulettes qui devait être en face du bureau à l'origine, se retrouvait seule à deux trois mètres de ce dernier, face contre mur, un des quatre pieds roulants à moitié emmêlé dans les câbles. A la gauche des nouveaux arrivants, une porte grise devait mener au reste de la maison, à la droite, un espère de cagibi aménagé en salle d'eau. Alec devina, malgré la semi-pénombre constante quelque soit l'heure de la journée, un vieux néon brisé qui devait avoir été source de luminosité auparavant, et qui maintenant pendouillait minablement. Compte tenu de la taille de Smith, ce dernier se cognait la tête sans arrêt dedans, et c'était d'ailleurs lors d'une entrée en collision avec son front que le néon s'était brisé. Carmen avait du utiliser un rouleau complet de bandage. Elle se rappelait parfaitement de ce qu'il avait hurlé sous le coup de la douleur, et c'était probablement la chose la plus vulgaire qu'elle avait jamais entendu à l'époque.
- Voila la demeure de monsieur, dit-elle sourdement en enlevant sa propre veste et en l'accrochant sur le porte manteau. Tu restes là, ordonna-t-elle avec autorité.
Elle trottina vers la porte, l'ouvrit dans un battement et disparu derrière.
L'adolescent se retrouva seul dans la pièce. Il entreprit d'enlever son manteau en d'imitant les gestes de la jeune femme, puis attendit nerveusement plein milieu du repaire vide, comme demandé. Au bout de dix minutes, elle revint avec une bouteille de Perrier et du Toblerone. Elle les posa sur le bureau et mangea sous ses yeux, l'observant d'un regard suspicieux.
- Tu t'appelles Alec ? demanda-t-elle après avoir bu la moitié de la bouteille en deux secondes.
Il lui avait déjà dit son nom trois fois. Il se contenta d'hausser les épaules et d'enfoncer profondément ses mains dans ses poches.
- Écoute, je veux pas que tu sois là, je vais être claire. La plupart du temps, je rentre pas dans les affaires de Smith, et là c'est un pur hasard aussi, grogna-t-elle en marchant vers lui.
"Aussi" ?
- Je sais pas grand-chose sur toi, et tu sais rien de moi. Et ça va rester comme ça, ok ? Tu finis ton affaire avec Smith, tu te barres, t'appelle plus jamais, tu ne sonnes jamais, tu ne demandes jamais de mes nouvelles, de ses nouvelles, nous ne chercherons pas à te revoir non plus et c'est valable pour tout les autres trucs que je viens de dire. Compris ?
- Ouais.
Elle croqua dans un morceau de Toblerone.
- Tu sais pourquoi je suis là ? demanda-t-il d'une voix sourde.
Elle baissa les yeux vers lui, hautaine.
- On s'en fout. T'as fait des conneries, c'est ça ? C'est tout ce que j'ai besoin de savoir, moi. Le reste, Smith te le dira...
Elle marmonna un truc du genre "si jamais il arrive, c't'enfoiré..." .
- Le rendez-vous était prévu pour dans dix minutes, précisa d'une voix calme Alec en consultant sa montre. Je pense qu'on va attendre. De toute manière je suis pas pressé.
Carmen ne dit rien. Le gamin était super calme. Au bout d'un moment, il s'était adossé au mur et avait contemplé le garage l'air de dire "quel bordel". Même si elle pouvait déceler une pointe d'admiration dans son regard. Elle s'assit sur la chaise du bureau, acheva de boire et de manger et le regarda, curieuse. Il était un peu plus petit qu'elle, très mature et responsable. Froid. Calculateur. Observateur. Âgé de onze ans seulement. Leur regard se croisèrent. Elle le soutint, pris un air supérieur, mais elle finit par se détacher avec un soupir.
Il n'avait aucune expression faciale.
C'était comme si elle avait fixé une pierre pendant ces dix secondes de combat visuel. 
Elle était prise de frisson lorsque la porte du garage se souleva soudain, laissant passer Smith, souriant et jovial. Clope au bec.
- Salut les enfants ! lança-t-il.
- Depuis quand je suis un gosse...? marmonna-t-elle en se levant.
Elle passa devant lui, ignorant momentanément Alec.
- Alors c'est toi qui l'a amené ? sourit-il. Merci, dit-il en posant une main sur son épaule. Je sais que tu ne voulais pas t'impliquer.
- Comme si j'avais le choix, rétorqua-t-elle en se détournant, se sentant rosir.
Smith se tourna vers Alec, le fixa intensément. Soudain le gamin plissa les yeux et brandit une main tendue, marmonnant un solennel :
- Bonjour.
Le géant eut un rire léger, un peu étonné du sérieux de l'enfant. Il tira sur sa cigarette d'une main et de l'autre secoua vigoureusement celle du garçon.
- Salut, petit. Je pense qu'on peut passer aux choses sérieuses, n'est-ce pas ?
Alec sourit nerveusement, presque par instinct. Quand tu sais de qui tu dois pas te faire un ennemi.
- Ouais. Allons-y.
    Il sentit que Smith l'observait et lâcha sa main, comme lorsqu'un animal se brûle brutalement sur une flamme. Il se frotta l'avant-bras machinalement, sans rompre le face à face de regards.
    - J'ai été étonné que tu viennes aussi tôt, sourit Smith. Tu as rencontré mon amie, Carmen ?
    - Il avait pas besoin de connaitre mon nom, vieille bique ! lança-t-elle depuis la cuisine.
    - Elle m'a intercepté à Starbuck, répondit sobrement Alec en haussant les épaules. On s'est croisé là-bas.
    Smith hocha la tête et tapota sa cigarette dans le vide, soufflant la fumée par le nez. Alec eut l'image d'un dragon d'une centaine de mètres de haut et se crispa, renforçant sa garde. L'homme se pencha vers lui, approchant ses lèvres à quelques millimètres de son oreille gauche et murmura :
    - J'espère qu'elle n'a pas été trop méchante... Elle est un peu excitée ces derniers temps, va savoir pourquoi, mais même moi j'ai du mal à la calmer... une vraie furie...
    Alec contracta tous ses muscles, faisant apparaitre une petite veine sur son front. Il ne s'attendait pas être aussi près de lui, tout d'un coup.
    - Peu importe, cracha-t-il, dents serrées.
    Smith éclata de rire et s'éloigna vers son ordinateur. Il jeta sa veste par terre et tira une dernière fois sur sa cigarette avant de l'écraser dans un cendrier plein à craquer.
    - Bon...
    Il s'assit sur la chaise et alluma l'ordinateur.
    - Viens voir, ordonna-t-il sèchement sans quitter des yeux l'écran.
    C'était la première fois qu'Alec entendait un ordre de sa part, aussi sec. Il se raidit plus qu'il ne s'en serait cru capable et obtempéra, se plaça à pas rapides juste à côté du grand homme. S'en suivit un long silence ou le malheureux ordinateur effectua toutes les commandes péniblement, passant sur divers pages remplies de chiffres et de codes, soufflant comme un boeuf atteint de rhumatismes. Le garçon fixa le mur, le coeur battant la chamade.
    - C'était pas sympa, de me mentir...
    Alec regarda Smith, qui levait les yeux vers lui, faisant tournicoter son index sur la touche ENTRÉE du clavier.
    - Je ne vois pas vraiment la différence de la situation si je vous avais dit directement mon âge.
    - Ouais, c'est vrai. Par contre t'as failli compromettre ma couverture avec ta soeur.. Clémentine...
    Il eut un petit rire moqueur.
    - Nan, je déconne. C'est Nora, pas vrai.
    C'était pas une question. "Sa couverture"... Alec avait envie de le frapper. C'était lui qui lui mentait. Sur son âge, sa vraie vie... Sur ce qu'il voulait, sur ce qu'il faisait dans ce garage miteux... Et puis à sa soeur, aussi, sur sa profession, sur ses actions, et ses relations avec Alec... C'était un menteur et un profiteur, et Alec était en train de se faire embobiner. Il ne savait même plus ce qu'il faisait là. Il serra les poings, respirant un peu plus vite. Merde, il n'avait que onze ans et trois quart, qu'est-ce qu'il foutait là ?! Il se sentit tellement inutile dans cette pièce trop sombre pour lui, trop étrangère. Mais plus que tout, c'était l'existence de ce mec habillé en noir, sourire au lèvres, se moquant ouvertement de lui, qui lui était le plus insupportable.
    - Vous foutez pas de moi...
    Sa voix s'étrangla quand il voulu dire "moi je suis honnête". Smith secoua la tête, lentement, comme s'il lisait dans ses pensées.
    - T'inquiète, gamin. J'ai peut-être l'air d'un géant du FBI croisé avec un clochard, mais je suis là pour t'aider.
    L'homme inspira un grand coup, comme si ses mots avaient été répétés des centaines de fois sans qu'Alec ne les entendent jamais.
    - Et t'es dans la merde, alors : me voila, conclut-il simplement.
    Alec ouvrit la bouche, la referma, et sa colère ridicule, sa rage d'enfant de maternelle, son bouillonnement de cocotte minute prête à exploser, sa bombe déclenchée arrivée au décompte 0, son stress, se heurtèrent tous violemment à un obstacle inattendu.
    Le sourire rayonnant que lui adressait le grand homme.
    Son cerveau rouilla, crachota, réfléchit et calcula, calcula encore comme il savait si bien le faire. Il garda les yeux fixé sur ce sourire, sans penser à rien, ou alors en pensant à tout à la fois, tellement étonné que plus un mot ne pouvait franchir ses lèvres. Il eut beau retourner la chose dans tous les sens, le résultat resterait le même. Et ça il n'y pouvait rien.
    Alors il ferma les yeux et se résigna. Puisque de toute façon il n'y avait rien d'autre à faire. Le sourire lui avait prendre conscience de quelque chose auquel il ne pouvait rien.
    Il ne savait pas son nom, son âge, sa situation, sa famille, ses amis, son travail, ses intentions, son passé, ce qu'il savait faire et dire ou ce dont il était capable. Il avait beau faire 2 mètres 50, avoir la carrure d'un déménageur, s'habiller comme un agent des services secrets et parler comme les policiers dans les films, avoir un garage transformé en tanière secrète dans la maison d'une espagnole chelou qu'il traite comme une petite fille, fumer devant un gosse de onze ans sans lui parler en conséquences de son âge, se foutre de l'identité de qui que ce soit, de la sienne, aussi, des conventions, du bon savoir vivre...
    Alec savait une chose.
    M. Smith était inconditionnellement gentil.

    Et il allait l'aider.

M. SmithOù les histoires vivent. Découvrez maintenant