Chapitre 10 : Fuir et la rivière

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Carmen resta quelques minutes contre le bureau, Smith endormit derrière elle. Parfois, elle jetait un coup d'oeil derrière son épaule, pour vérifier qu'il était toujours là.
C'était une de ses habitudes de disparaitre sans rien dire, de toute manière.
Au début, il y avait un an de cela, elle passait sans arrêt devant lui, sans le voir ou presque. Smith était un clodo. Enfin, pas vraiment. Pas tout à fait. Du moins il n'avait pas de maison, ce qui était sur. Cependant, lorsqu'elle le croisait dans les ruelles, il ne faisait pas comme les autres sans-abri, qui jettent des regards apeurés et suppliants, assis par terre avec leur chien et leur chapeau retourné ne contenant que quelques pièces insignifiantes, non. Il se tenait, droit et fier, debout, appuyé nonchalamment contre un mur, cigarette à la main, qu'il trouvait on ne savait où. Il la fixait droit dans les yeux, et lorsqu'elle ne se détachait pas, lui adressait un sourire cordial, mystérieux. Un sourire rien que pour elle.
Il ne souriait pas aux autres. Il ne les regardait pas. D'ailleurs, les autres se fichaient de lui. Alors elle avait commencé peu à peu à s'intéresser à son cas. À demander des trucs à son propos dans les café et boutiques du coin. À préférer passer par tel itinéraire parce qu'elle savait qu'il serait là. Au bout d'un moment, Smith lui avait parlé. Très poliment, avec courtoisie.
Qu'est-ce que c'était, déjà ?
"Tu as du feu ?"
Oui, c'était ça. Il voulait du feu. Elle lui avait donné du feu. Et elle n'avait pas osé s'en aller. Smith et elle avaient commencé à parler, et puis gentiment, un soir où la chaleur était trop insupportable dehors, elle l'avait accueilli chez elle. Il avait dormi sur le canapé, avec un ventilo devant son nez. Le matin, il était parti.
Disparu, envolé.
Et vers 18 heure, le soir, il était revenu, avec du McDo. Peu à peu, ils étaient devenus redevables l'un de l'autre.
C'était une relation étrange, ni amie, ni inconditionelle. Juste liée par le besoin de l'un et de l'autre. Et elle savait que si Smith n'avait plus besoin d'elle, il la quitterait. Que si il lui arrivait quelque chose, il la quitterait. Que si elle avait été trop faible pour accepter d'accueillir son gourbi dans le garage, trop faible pour accepter ce qu'il faisait à longueur de temps, il l'aurait quittée.
On frappa à la porte.
D'abord, elle fut trop épuisée pour aller ouvrir. Allez vous faire foutre, pensa-t-elle, se redressant doucement.
On frappa plus fort à la porte.
Et là elle crut qu'ils allaient l'enfoncer.
Elle sursauta, se releva à toute vitesse, toujours en t-shirt et culotte, complètement paniquée.
- Quoi, quoi ?! hurla-t-elle à la porte.
- Ouvrez, ordonna simplement une voix.
Elle fit glisser le cache de l'oeillère sur le côté et y plaça son oeil droit. Deux mecs, un gros bourru avec un air de cochon et un plus petit, derrière, qui se grattait les fesses. C'était pas de la police. Elle aurait été heureuse qu'ils soient de la police, néanmoins.
- Je suis en culotte ! beugla-t-elle en courant vers Smith encore endormi.
Si ça ne suffisait pas à les gêner, alors elle trouverait autre chose.
- Smith ! chuchota-t-elle en le secouant.
Il ouvrit un oeil morne. Les deux gars frappèrent à la porte.
- Enfilez vite quelque chose et ouvrez. Vous avez deux minutes.
- J'ai pas de soutaf ! répliqua-t-elle.
- Trois minutes.
- Merci !
Smith la regarda de haut en bas sans comprendre, légèrement étonné.
- Smith..! Prends tes affaires, y'a des gars louches à la porte, dépêche-toi !
Elle sentit un éclat vif s'allumer dans les yeux verts de l'homme. Il se redressa de tout son long, et aussi impressionnant qu'une montagne, il se mit à rassembler ses affaires à une vitesse constante.
Elle soupira, passa en trombe devant la porte derrière laquelle les deux hommes se tenaient, et couru vers Alec, sur le canapé.
Cette fois ci elle le secoua franchement.
- Prend tes affaires et passe par l'autre côté avec Smith, d'accord ?
Le garçon la fixa, ahuri.
- Fais pas attention à ma tenue, depêche-toi !
Alec fronça les sourcils, aussi sérieux qu'un adulte, et se redressa, encore tout habillé, pour prendre son sac bandoulière et enfiler ses chaussures. Pendant que Carmen, soulagée, se dirigeait vers la porte, Smith sortait du garage avec un expression plus sérieuse que jamais sur le visage. Sourcils crispés, bouche fermée, mâchoire serrée, il était plus intimidant qu'il ne l'avait jamais été. Il empoigna la main de Alec.
- On va sortir par derrière. Vite.
Sa voix grave n'avait pas une once de tremblement. Alec ne comprenait plus rien. Il serra ses doigts autour de la paume de Smith et le suivit vers la petite buanderie du fond de la pièce. Smith lui lâcha la main et se pencha vers la "porte de derrière", visiblement fermée à clé.
De l'autre côté, la porte s'ouvrit violemment. Il entendit Carmen hurler, d'un cri trop féminin pour elle.
- Bande de crétin ! cria-t-elle d'une voix fluette. J'ai pas eu le temps !
Alec sentit son coeur se serrer.
- D-désolé ! répondit l'un des deux gars.
Le deuxième semblait moins gêné.
- Vous allez répondre à toutes nos questions, eut le temps d'entendre Alec avant que Smith le balance à moitié dans la cour arrière, puis de refermer la porte derrière lui le plus silencieusement possible.
Smith se pencha contre la porte pour entendre les dires des trois personnes de l'autre côté. Au bout d'une minute, il haussa les sourcils, comme impressionné.
- Alec, marche dans la rue et cours le plus vite possible en direction des banlieues, d'accord ? Si tu arrives à atteindre le quartier de Pete, alors va chez lui et cache toi pendant quelques heures. Tu m'a compris ?
Le jeune garçon jeta un coup d'oeil nerveux au géant. Celui-ci crispait encore plus sa machoire, et il semblait à deux doigts d'exploser. Alec ne l'avait jamais vraiment vu perdre son sang-froid. Même si il avait parlé calmement, Alec pouvait sentir la gravité de la situation dans la moindre de ses syllabes.
- Et Carmen ? chuchota Alec en recula vers la barrière qui délimitait la petite cour.
- Elle ne risque rien. Je vais les attirer un peu plus loin. Je te laisse quelques secondes d'avance. Vite.
Alec laissa ses inquiétudes de côté. Il sauta par dessus la barrière et se mit à courir, le plus vite qu'il pouvait. Derrière lui, il entendit Smith tambouriner à la porte. Quelques secondes plus tard, les deux hommes sortaient en hurlant contre son protecteur et se mirent à courir dans le sens inverse. Il atteignait la route lorsqu'il entendit Carmen sortir de la maison et hurler "Smith !".
Merde, merde, merde, merde, merde...!
Alec savait ce que Smith venait de faire. Un sacrifice. Il fallait être stupide pour ne pas comprendre qui étaient ces gars. C'étaient lui qu'ils voulaient. Pas Smith. Et lorsqu'ils allaient le comprendre, qu'allait-il se passer ?
Perturbé, il ne vit pas le véhicule garé devant la maison de Carmen.

M. SmithOù les histoires vivent. Découvrez maintenant