Le hall d'entrée de deux mètres sur trente centimètres était à la fois vide et bordèlique, ce qui semblait être un bel oxymore. On y voyait, pêle-mêle, plusieurs chaussures, des baskets sales et trouées, en grande et petite taille, comme si il choisissait sa taille de pied tous les matins au petit-dèj. Quelques manteaux étaient accrochés au même portant d'un porte-manteau, menaçant de s'écrouler. Tous les autres portants étaient libres. Le plus troublant étaient les murs, recouverts d'un immonde papier jaune canari, et parsemés de 13 stylisés comme des chiffres gothiques, en marqueur rouge, un peu partout, derrière les meubles, de toute taille et forme, et même certains étaient sur le sol.
- Pete aime ce nombre, précisa Smith avec un sourire.
L'intéressé hocha la tête, préoccupé.
- C'est un nombre parfait. Pensez au 1, le chiffre premier, le parfait, affublé au 3, un, deux, trois, haut comme 3 pommes, compte jusqu'à 3, au bout de 3, commença l'homme en écarquillant ses yeux grands comme des soucoupes. Le treize, porte-chance, c'est le meilleur nombre au monde...
- La ferme, Pete, tu t'égares, là, aboya immédiatement Smith.
L'homme bouleversé eut soudainement un petit air de bête effarée, à moitié recroquevillé sur lui-même, se frottant le dos de la main gauche. Quel horrible personnage.
- Bon, bah venez.... Dans la cuisine.
Il s'en alla à petit pas rapide vers le fond du couloir et passa par un chambranle ouvert dont la porte avait été sortie de ses gonds. L'appartement était sombre.
- Venez, répéta-t-il d'une voix étouffée.
Smith marchait en premier, Carmen en dernier, Alec entre eux deux. Ces deux derniers se jetèrent un regard suspicieux. Carmen haussa les épaules. "Pas méchant", put-il lire sur ses lèvres ; il fronça les sourcils et fixa les omoplates de Smith, borné. Cet espèce d'énergumène ne lui disait rien qui vaille.
Smith dut baisser la tête pour entrer dans la petite cuisine et s'assit sans hésiter sur une chaise en plastique de jardin, qui, avec ses quatre soeurs, bordaient une table en bois assez vieillote. Le contraste était perturbant. Cependant, le reste de la pièce était assez sobre si on exceptait les treize rouges (moins nombreux, cette fois) qui étaient partout sur le carrelage mural blanc sale.
- J'ai fait une tarte, dit brutalement Pete sans aucune raison.
- Merveilleux, commenta sobrement Smith en croisant les pieds sur la table.
Alec lui jeta un coup d'oeil suspicieux. Il n'avait pas l'air d'être pâtissier. Il s'assit avec Carmen autour de la table.
- Salut, Carmen, roucoula Pete avec un petit sourire.
- Oh, pitié... marmonna-t-elle sans lui répondre.
- Tu es venue me voir, toi aussi ? C'est vachement sympa, vu que je suis un peu seul, des fois, ce serait cool que tu viennes.... Même toute seule, hein, je suis pas comme ça, moi....
- Pete, ta gueule, je vais gerber.
- Nan mais imagine pas que je te drague, ou rien, t'es pas mon genre et tout, tu sais. Moi j'aime bien les filles plus...
Smith éclata de rire, brisant le silence aussi brutalement qu'il aurait enfoncé une porte.
- Arrête toi là, Dobby, elle va t'arracher la tronche à coups d'ongles si tu la ferme pas sérieusement ! Nan, soyons sérieux, j'ai un service à te demander....
- Encore ?
- Ouais, encore.
- C'est pour un de tes clients, encore ?
- Ouais.
- Je vais devoir me le taper, quand t'auras fini ?
- Alors ça, c'était pas de ma faute, c'était ton neveu, après tout.
- Neveu adoptif, ouais...
Smith décolla ses pieds de la table et se pencha en avant. Alec avait l'impression qu'il était presque plus grand que "Dobby" lorsqu'il était assis et l'autre debout.
- T'es pas en mesure de me refuser ça, Dobby.
Pete réfléchit un instant et poussa un petit cri angoissé.
- T'es lourd, mec ! Je suis pas à ton service !
- Bien sur que si, rétorqua Smith en s'allumant une cigarette.
Le petit homme lui jeta un regard désespéré.
- Fume pas chez moi.
- Deux secondes.
Il soupira une volute de fumée vers un mur.
- T'as qu'à ouvrir les fenêtres.
- Ça sert à rien, mec. L'odeur persiste. Mon t-shirt préféré sent encore la fumée de la dernière fois.
- Si seulement tu lavais tes fringues, en même temps, lui sourit Smith.
- Toi tu as Carmen ! beugla l'homme, ses petits poings serrés.
Il semblait que le sujet de la jeune femme lui était sensible.
- Elle te lave tes fringues, elle prend soin de toi et toi tu profites d'elle !
- Je fais ce que je veux, ducon, grogna Carmen.
- Sers nous de la tarte, Dobby, soupira Smith, soudainement fatigué.
Le petit homme parut plus calme. Il attrapa un plat sur le plan de travail derrière lui et le posa sur la table. Alec compta rapidement. Treize morceaux de fraise dans sa tarte. Quel taré.
- Pete constitue "mes sources", expliqua Smith. Il aime dire des trucs débiles et mettre des treize un peu partout mais il est très doué, et moins débile qu'il n'en a l'air.
- Merci, marmonna Pete en extirpant un couteau d'un tiroir.
- Je l'ai découvert y'a quelques mois. Il m'a permis de te trouver toi. Et tout le reste.
- Je vois, répondit Alec. Donc, ce mec peut nous aider.
- Probablement.
Alec sentit une chose sur ses genoux. Il se recula dans sa chaise et saisit brutalement l'espèce de rat à queue touffue de Pete, qui poussa un cri aigu.
- Faites attention à votre sale bête ! gronda Alec en déposant le truc sur la table.
- Mon chinchilla est amical, protesta l'homme comme justification.
- Ton chinchilla est très laid. Je l'avais pris pour un rat, vois-tu. Un rat très laid.
Pete se tourna vers Smith pendant qu'il découpait le gâteau sans même le regarder. Treize parts parfaitement égales. Sans y jeter un regard. Même pour quelque chose d'aussi débile, cela tenait du génie.
- Ton gamin m'inspire pas des masses la confiance. C'est notre signal d'avril ?
- Ouais.
- Alors tu l'as trouvé... À propos, grogna-t-il à l'intention d'Alec, tes pares-feus étaient nuls. J'y ai à peine passé la soirée et j'ai eu le temps de refaire une tarte avant de me coucher, tu vois.
Il lui jeta un dernier regard agacé. Alec se contenta de le fixer froidement sans aucune expression apparente. Pete servit Carmen en premier, Smith, lui puis Alec en dernier. Non sans renverser la part au préalable avec un jeu d'acteur minable : "oups..!".
Puis il s'assit, et prit une expression sérieuse. - Comme j'ai pas le choix... Alors ? demanda-t-il d'une voix grave.
- J'y ai bossé pendant pas mal de temps, répondit Smith du tac au tac.Les infos que tu m'avais donné étaient suffisantes pour que je me débrouille avec ce que je savais faire, dit doucement Smith en tirant sur sa cigarette.
- Cool. Donc ?
- C'est ce qu'on pensait.
- J'en étais sur. Tu veux faire quoi ?
- Je pensais te présenter au gamin. Et manger de la tarte.
Pete haussa un sourcil énervé.
- C'est tout ? Alors tu ne comptes pas approfondir les recherches ?
Ils se jetèrent un regard entendu. Le rat remonta sur l'épaule de son maitre.
- On peut attendre qu'ils se montrent et remonter les pistes comme ça...
- Tu veux dire par manière forte ?
Alec et Carmen s'enfoncèrent dans leur siège. Une fois de plus ils se jetèrent un regard dubitatif. L'un comme l'autre n'avaient aucune idée de ce que Smith avait en tête.
- Peut-être. Tout dépend d'eux. J'aviserai en fonction des prochains jours.
- Est-ce qu'ils risquent de m'agresser pendant toute la semaine ? demanda Alec en haussant un sourcil.
- C'est probable, expliqua Pete. On sait pas vraiment ce qu'ils te veulent au juste. Mais ils veulent te parler. En personne. Y'a pas trente-six façons de le faire.
Le jeune garçon déglutit.
- Et ma famille ?
- Si tu fais pas le con, ça devrait aller pour eux. Mais fais attention à ce qu'ils ne s'impliquent pas trop, lui répondit Smith.
- Et nous ? interrogea Carmen, restée silencieuse jusque là. On risque beaucoup. Toi plus que moi, Smith, mais je reste la meuf qui t'héberge.
- Je suis discret, répliqua le géant en haussant les épaules. Tu ne risque rien. Et même si quelque chose devait t'arriver, je me barre et je change d'endroit.
Carmen ouvrit la bouche, la referma, se rembrunit et s'enfonça un peu plus dans son siège jusqu'à s'écraser à moitié dans le plastique. Si il lui arrivait le moindre truc, Smith disparaissait en fumée. L'affection qu'elle portait peu à peu à Alec s'évaporait lentement au fur et à mesure que les contraintes se concrétisaient.
- Donc à priori, tout devrait bien se passer... Ce sera juste une mauvaise période avant qu'on me foute la paix, en gros ? tenta Alec sans conviction.
- C'est pas gagné d'avance ! s'exclama Pete. Ces mecs sont capables de n'importe quoi ! Il est clair que tu n'as pas saisi mon ironie lorsque je disais "te parler" ! Ils te veulent du mal, gamin, et si je n'entre pas dans les détails c'est parce que tout peut arriver. Je te résume, mec, mais en gros, t'es dans la merde.
Il y eut un silence lourd. Pete resta sans bouger, les bras autour de sa tête encore dans une expression paniquée, attendant une réaction d'Alec.
Le garçon blêmit et resta silencieux, les yeux, sombres, plantés dans le mur couvert de treize. Au bout de quelques minutes de vide total durant lesquelles personne ne dit quoi que ce soit, regardant le collégien figé, Smith écrasa sa cigarette dans l'évier qu'il pouvait atteindre avec ses longs bras et sourit.
- N'y va pas trop fort, Dobby. Il a seulement douze ans. Sa soeur est importante pour lui et elle aime fourrer son nez dans les affaires de son frère. Ménage-le. À son âge, j'étais sensible aussi.
Les paroles emplies de pitié étaient un bel effort pour faire réagir le fier jeune homme. La gentillesse de son protecteur redonna des couleurs au garçon qui réussi presque à se vexer. Mais la situation était trop critique. Sa part de tarte était restée entière.
Pete se leva brusquement et attrapa toutes les assiettes vides.
- Venez, dit-il avec la même voix que avec laquelle il leur avait dit d'entrer chez lui.
Une voix grave.
Alec fronça les sourcils, effaré. Tout allait trop vite. Encore une fois, comme si il avait tout prévu, Smith se leva rapidement, son manteau voletant derrière lui, et s'engagea à pas assuré derrière Pete.
Ils le suivirent vers une autre porte recouverte intégralement de treize, dans un coin plus sombre du couloir principal. Il ouvrit doucement la porte, comme si il avait peur de déranger quelqu'un.
La pièce était plongée dans une pénombre rougeoyante tout à fait angoissante, tapissée de treize noirs. Plusieurs ordinateurs étaient un peu partout, et dans le fond, totalement hors du temps et de l'espace dans lequel il se trouvait, un lit d'enfant dont la couverture était déformée par un corps humain.
- C'est ici que tu fais dormir le gamin ? protesta vivement Smith, outré.
- Ouais, il disait qu'il se plaisait plus ici que dans ma chambre.
- Je le comprend, marmonna Carmen avec l'air de celle qui avait vu beaucoup trop de choses.
- Il a ton âge, précisa Smith.
De qui parlaient-ils ? La forme bougea, repoussa la couverture avec de petits gémissements de sommeil, et un pied émergea au grand jour.
- Mike, on a des invités... marmonna Pete d'une voix peu assurée.
Une voix rauque s'échappa des draps.
- C'est qui ?
- Smith, Carmen, et un autre...
La forme humaine se mit tout d'un coup à bouger vivement. Le garçon s'extirpa du lit et Alec ne put pas en voir plus, car Smith reculait pour le laisser passer devant lui.
Le garçon avait des cheveux roux en bataille, des yeux noirs et une bouille de petite racaille. Alec reconnut dans un sursaut le nouveau qui, comme lui, passait ses récréations sur un banc à observer les autres, et qui avait obtenu sa curiosité. Il eut un mouvement de recul.
Smith lui jeta un coup d'oeil neutre et perçu son affolement.
- Mike est clean. Je l'ai aidé comme toi. Considère-le comme un camarade. Tu vois, tout récemment, il a réussi à intégrer votre petit collège péteux, alors qu'il était parti de loin.
- Sous-entendu, traduit Carmen, c'est grâce à lui. Vous pouvez vous considérer comme frères dès maintenant.
Alec n'avait aucune envie de considérer qui que ce soit comme un frère. Il jeta un regard froid au nouveau venu qui avait encore les yeux petits de sommeil. Mike lui tendit une main, qu'il serra brutalement.
- Désolé de te réveiller, euh, mon p'tit... balbutia maladroitement le surnommé Dobby. On doit utiliser la salle pour...
- On s'en fout, Pete, j'avais compris, coupa net Mike avec un regard hautain pour l'homme.
- Ça peut paraitre étrange, mais Pete est son oncle, précisa Carmen avec un sourire.
Le garçon jeta un regard entendu à Alec en passant, signe de son silence une fois au collège.
- Je vais manger un bout, annonça-t-il avant de disparaitre au coin du couloir.
Alec le regarda partir et affronta le regard amusé de Smith.
- Entrez, ordonna Pete.
Ils s'exécutèrent tous trois et se placèrent tout autour de Pete, installé sur l'ordinateur en plein milieu de la pièce. Il commença, silencieusement, à tapoter furieusement sur les touches et à passer codes de protection sur codes de protection. Au bout de deux longues minutes, il réussi à ouvrir son propre dossier sobrement nommé "Dossier avril 2016".
- Là dedans, j'ai toutes tes données, dit-il à Alec.
Il ouvrit plusieurs fichiers et tout à tour, les montra au garçon. Des documents audio, vidéo, des extraits courts de mails, missives, messages sms, des photos, prises floues, tout était là pour prouver les dires de Smith depuis le début. Mais plus rassurant encore, le Pete était assez doué pour avoir obtenu toutes ces infos.
- Tu es sacrément balèze, reconnut Alec avec une pointe d'amertume.
- Merci, répondit l'homme en ajustant sa casquette SWAG.
Le reste de l'après-midi se déroula dans le petit bureau. À un moment, Carmen sortit, épuisée, pour acheter des croissants et Mike entra pour se rendre compte de la situation. Il semblait qu'il avait trainé dans des trucs de drogue et de dettes ou ce genre de chose, et que Smith l'avait tiré de là en tant que prof de physique (qui pouvait donc se justifier de transporter des trucs chelous dans sa voiture). Alec se familiarisa vaguement avec lui, mais ne l'aimait pas tant que ça. Mike était quelqu'un de gentil mais plutôt grossier, qui n'avait pas vraiment le sens des priorités. Il prenait tout à la légère, se permettait de rire fort et de manger la bouche ouverte. Même intelligent. Mais là encore, Alec le trouvait fort inférieur. Non pas qu'il se sentait le meilleur par rapport à n'importe qui, mais il devait avouer que Mike lui donnait une impression désagréable. Semblable à celle que lui inspiraient tous ses "petits camarades de classe".
Juste stupide et grossier.
Il se garda bien d'en faire son ami. Et encore moins son frère.
Carmen, lui et Smith rentrèrent à 19 heure 30. Leur repas se limita à des coquillettes au gruyère. Il s'endormit, épuisé, aux côtés de Smith, après une soirée animée ponctuée par les sarcasmes de Carmen et l'humour noir de son protecteur et associé. Il se réveilla au milieu de la nuit lorsque ce dernier le déposa silencieusement sur le canapé du salon, avant de le recouvrir d'une couverture polaire.
Et il se réveilla tôt le matin, secoué par Carmen, affolée.
Ils étaient à leur porte.
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M. Smith
AdventureNetMoney, l'entreprise qui a tout perdu, et dont la faillite à fait trembler les US. Le coupable n'est autre qu'un enfant de douze ans, Alec, qui possède un talent évident pour le piratage, et qui n'a aucune idée des conséquences de ses actions. Or...