Chapitre 26 : Whisky et confusion

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Carmen s'agrippa à son bras en crachant ses poumons sur les pavés. Un mélange d'eau et de bile s'étala sur le sol, et disparut lentement dans les caniveaux. Elle avait la nausée. 

Tremblante de froid, elle se releva doucement, incapable de dire quoique ce soit.

- Tu te souviens de là où tu as garé ta voiture ?

Elle hocha la tête et refusa la main que Smith lui tendit. Au bout de quelques secondes, et en rassemblant les dernières forces qu'il lui restait, elle se mit en route et grogna :

- Viens.

Il était 23h25, la nuit était tout à fait tombée et la ville était presque calme. Dans la pénombre, elle ne pouvait voir que le dos immense de Smith, aussi noir et large que le ciel, qui se soulevait et retombait au rythme de ses respirations.

Elle avait attendu très exactement une heure et douze minutes dans l'eau, tétanisée, tentant de se rassurer, de se dire qu'il allait bien, qu'elle se trompait, que ça n'était que de sa faute, qu'elle aurait pu sauter plus tôt, qu'elle aurait pu le sauver. Elle était mort de peur à l'idée qu'on l'attrape au moment où elle sortirait de l'eau. Alors elle était restée recroquevillée dans l'eau froide, un bras enroulé autour d'une grosse corde envahie par les algues, jusqu'à ce qu'elle entende sa voix. Il allait bien.

Ils rejoignirent la petite auto sans rien dire, et avec des précautions minimes. Ils étaient tous deux trop fatigués pour faire attention.

Carmen avait l'impression d'avoir rêvé. Elle se repassa sa soirée inlassablement, et à chaque fois qu'elle essayait de se convaincre que c'était impossible, la sensation du macadam sous ses pieds nus, le froid du canal et la douleur de ses coupures la rappelaient à l'ordre. C'était bien vrai. Elle venait de passer à côté de la mort comme si de rien n'était, et si elle était dans cette merde noire, c'était uniquement à cause d'elle-même.

Sans s'en rendre compte, la tête dans les nuages, comme dans un autre monde, elle prit enfin conscience qu'elle était dans la voiture avec Smith, et qu'ils roulaient déjà depuis une bonne vingtaine de minutes.

- Arrête la voiture, ordonna-t-elle, la gorge étranglée.

Smith se gara d'un coup de volant sur le bord de l'autoroute. Elle se jeta hors de l'habitacle et vomit copieusement tous ses petits fours, les mains secouées de tremblements incontrôlables. Le géant la regarda d'un coup d'œil, observa un instant ses maigres épaules et détourna le regard. Elle paraissait très faible.

La jeune femme remonta dans l'auto avec un regard vide.

Au bout de dix autres minutes, Smith se gara sur le parking d'un petit motel de bord d'autoroute, plutôt délabré, et franchement sale. Il se dirigea vers l'entrée sans attendre Carmen, qui dut rassembler un courage monstrueux pour sortir de la voiture, puis le suivre à petits pas hésitants.

- Une chambre. Deux lits.

La secrétaire, une grosse femme rougeaude, lui donna ses clés et lui souhaita un bon séjour avec un enthousiasme somnolant, sans remarquer le trou noir qui dégoulinait de sang sur le bras gauche de l'homme. Elle jeta un regard suspicieux à Carmen, une jeune femme complètement trempée et pied nus, se réchauffant dans une robe de soirée déchirée.

Toujours sans l'attendre, et sans dire un mot, Smith gravit les marches et se dirigea à grands pas vers la porte de la chambre 14.

Elle le rejoignit en observant à peine les lieux, et dès qu'elle posa le pied sur la moquette beige, une autre envie de vomir la reprit et elle se précipita sur les toilettes, dans lesquels elle cracha et toussa de la bile jaunâtre pendant cinq minutes.

M. SmithOù les histoires vivent. Découvrez maintenant